Le Cygne Noir

5 - Le bruissement de vagues

- Hydralia ? Jamais de la vie ! M'est avis, si vous me le permettez, qu'une jeune damoiselle comme vous ne devrait pas se rendre dans un endroit comme ça...

Cela faisait déjà cinq fois qu'on lui répondait de la sorte quand Électra demandait au capitaine d'une de ces petites galères s'il se rendait au Nord, vers ledit royaume. Exaspérée, elle retourna sur les quais, la moue grave. Comment est-ce possible qu'aucun de ces fichus navires n'aillent là-bas ? pensa t-elle. Même dans une grande ville portuaire comme Sainte-Couronne où des milliers de voyageurs et marchands du Continent, elle, Électra, se trouvait être la seule personne à vouloir se rendre en Hydralia ? Elle n'y croyait pas une seule seconde.
Autour d'elle, on s'affairait sous un ciel bleu inspirant le printemps. Alignés comme des rangs de soldats, des bâteaux aux voiles immaculées attendaient patiemment qu'on les charge et décharge, apportant sur le Continent des épices rares comme la cardamome ou le poivre vert, des poissons séchés, des peaux d'animaux sauvages ou encore des trésors dont seuls les mercenaires les revendant au noir en avaient le secret.

Sainte-Couronne était une cité indépendante, n'appartenant à aucun royaume ou duché. Elle vivait grâce à son port gigantesque qui était séparé en plusieurs parties : les bâteaux à marchandises, les navires de guerre et les galères de voyageurs.
Électra se trouvait actuellement dans la dernière section, moins fréquentée que les autres mais toute aussi impressionnante. Elle n'avait encore jamais vu de navire de sa vie. Ces gros bâtiments de bois et de tissu, peints de couleurs extravagantes ou sculptés sur la proue d'une sirène dénudée, ressemblaient à des demeures flottantes. La jeune femme n'arrivait pas à s'imaginer qu'ils pouvaient flotter, ils semblaient si lourds !

Électra finit par retenter sa chance avec un nouveau capitaine, plus vieux que le précédent et qui était propriétaire d'un navire nommé Le Tigre des Mers.

- Monsieur, bonjour ! lui lança t-elle avec un sourire forcé. J'aimerais savoir quelle est votre destination ? Je cherche une galère de voyage.

Le capitaine lui jeta un regard suspicieux.

- Vous, damoiselle, où voulez-vous aller ?

- En Hydralia.

- Ha ! Hydralia, vous dites ?

Il éclata d'un rire sans joie, dévoilant des dents abîmées et un sourire amer.

- Qu'est-ce qu'une jeune femme comme vous viendrait faire dans ce trou perdu ?

- Vous rendez-vous en Hydralia, oui ou non ? répéta t-elle d'un ton plus agressif. Je n'ai pas de temps à perdre.

Elle sortit sa bourse et y saisit cinq pièces d'argent, ce qui ne parut pas allécher le vieux capitaine.

- Un homme m'en a donné dix pour la même. Mais cinq pièces d'argent et une d'or feront l'affaire...

Il tendit sa main ridée. Électra se retint de s'énerver et finit par accepter, lui lançant la précieuse pièce d'or à la volée. Elle posa ensuite le pied sur le pont de la galère qui était encore humide, certainement à cause d'une traversée précédente. Ça ne sentait pas très bon, ici, un peu comme dans le district pauvre du village où se mélangeaient les odeurs d'excréments et de légumes pourris. Là flottait un parfum d'algues en décomposition, mais Électra n'allait pas faire la difficile ; elle avait connu bien pire.
Le capitaine devait avoir cinquante ans mais conservait des cheveux longs et secs, teintés de reflets blonds dû à l'exposition prolongée au soleil. Son visage était marqué par des cicatrices profondes. Il a sûrement participé à la guerre, plus jeune, se dit la jeune femme alors qu'il lui faisait visiter le bâtiment. Les navires sont très importants lors de batailles décisives.