Le Cygne Noir

33 - À armes égales

Un autre monde venait de parler, s'échouant avec fureur sous les regards impuissants des chasseurs de démons. Ce fut comme s'ils venaient de tomber en enfer.
La terre ne cessait de trembler sous leurs pieds, secouant les montagnes dans un tumulte atroce. Au loin, sur la cime volcan s'échappait une force maléfique. Une immense matière noire, diforme et inhumaine, dont le seul corps n'était fait que de hurlements. C'était des voix à l'état pur qui prenaient vie, là-haut. On les entendait jusqu'aux confins des Archipels, les voix de toutes les victimes des êtres de la Nuit, criant leur douleur qui nourrissait leur tortionnaire. Cette chose immatérielle était le Démon muet, destructeur de l'équilibre.

En le voyant descendre le flanc de la montagne, tel un orage s'apprêtant à balayer la plaine, Électra se figea. Ses membres tout entiers ne voulaient plus bouger. Elle avait l'impression d'être écrasée par un poids énorme, les tympans en feu et les mains tremblantes. Il lui semblait que si elle écoutait encore quelques secondes ces voix, elle aussi allait mourir.

Autour d'elle, tout s'effondrait. Le Démon muet filait droit au-delà de l'Arsenal. Preuve de ses pouvoirs qui dépassaient l'imaginaire, il fendit les montagnes en deux pour se frayer un chemin vers le monde humain. Il courait semer la mort, avide de nouvelles âmes à épouser.
Le sort d'Hydralia venait d'être scellé, à cet instant terrible. Une nuit sans fin venait de commencer.

En observant sa fuite, Électra repensa étrangement à ce soir où sa vie avait changé. Là, devant Neptune et la statue de la déesse, elle enfonçait pour la première fois un bout de bois dans le coeur d'un démon. La jeune femme sentait de nouveau ces brûlures, cette adrénaline, cette exaltation...et cette peur si paralysante. Rien n'avait plus jamais été comme avant, après ce jour où elle s'était découvert sa véritable vocation.
Pourtant, aujourd'hui, elle ne pouvait rien contre le Démon muet. Elle ne pouvait rien contre les milliers de Voleurs-de-Voix qui jubilaient autour d'elle, gambadant sur les pas de leur créateur. Elle ne pouvait rien contre le chaos qu'ils annonçaient.
Pas avec une épée. Pas en répondant au chaos par le chaos, au bruit par le bruit.

Électra ne le savait pas, mais elle était la seule à pouvoir encore entendre quelque chose. Ses compagnons, même Soren, étaient eux pliés en deux, les mains couvrant leurs oreilles blessées. Le réveil du Démon muet les avait laissés à moitié sourds, complètement désorientés et sous le choc. La jeune femme, elle, était parfaitement lucide. Elle fixait le Démon muet s'éloigner de plus en plus. Elle regardait sa cible lui échapper. Pas question, se dit-elle.

Lorsque les premières notes du Cygne Noir retentirent, Électra ressentit les mêmes frissons qui l'avaient parcouru dans la crypte. Son cerveau ne fonctionnait plus. Seule son âme parlait, à ce moment. Elle joua tout naturellement, caressant les cordes de son instrument avec une douceur presque exquise. La mélodie enchanteresse s'envola, étranglant les démons qui tombèrent comme des mouches. La beauté de la musique et le poison qu'elle contenait faisaient effet sur tous ceux qui eurent la chance de l'écouter. Électra jouait une valse macabre, celle d'un cygne vengeur dont les ailes cachaient le clair de lune. Elle voulait que le Démon muet entende sa propre mélodie. Elle voulait qu'il la reconnaisse, elle, la soeur de Mikhaïl. Elle voulait qu'il ait peur de sa propre création, comme un artiste se laissant tuer par son chef-d'œuvre.

Alors que les Voleurs-de-Voix se donnaient la mort à l'entente du Cygne Noir, Électra se rendit compte que les autres chasseurs étaient en train de reprendre leurs esprits. Immédiatement, elle arrêta de jouer et reprit son souffle, épuisée. De la sueur dégoulinait de son front et sa vision était floue. La malédiction reprenait ses droits sur elle, elle le savait. Au loin, le Démon muet revenait sur ses pas.

- Madame ! hurla quelqu'un.

Électra reconnut la voix de Wynn, le fauconnier. Il était encore vivant, soutenu par Élisane et Damerei qui peinaient à tenir debouts, du sang coulant de leurs oreilles.
En reportant son regard sur le Démon muet, la marquise se rendit compte qu'il était déjà en face d'elle. Aussi grand qu'une montagne, sa présence trouble et envahissante pouvait être inconcevable pour le plupart des Hommes. Il ne s'agissait pas d'un monstre ni même d'un dieu, mais plutôt d'une sensation. Une sensation sonore, douloureuse et totalement anesthésiante. Être si près du Démon muet était semblable à flotter dans un cauchemar duquel on ne peut pas se réveiller. Électra se tenait donc devant cet être fait d'ombres et de voix, la tête haute, prête à accepter son sort.