Le Cygne Noir

7 - Courvent

Courvent était le village le plus proche du château, une sorte de bourgade maussade composée de chaumières et de moulins abandonnés. Là vivaient encore une centaine d'habitants dont la pauvreté avait empêché de rejoindre les grandes cités. C'était là des vieillards, des femmes et des enfants tous condamnés à vivre sous les attaques incessantes des démons.

Un étang boueux bordait Courvent près duquel Électra avait fait installer des dispositifs en bois prêts à s'enflammer au moindre signal d'urgence. Ceux-ci, enduits d'une résine miraculeuse, pouvaient rester en feu plusieurs jours durant, ce qui permettait aux villageois d'avoir assez de temps pour prévenir les patrouilles de chasseurs.

Soren fixait l'étang d'un œil vide, attaché à l'arrière d'une charrette à légumes qui avançait tout doucement sur les sentiers vaseux. Sur lui pesaient les regards incompréhensifs des autres gardes qui se demandaient bien pourquoi un infirme venait les accompagner. Le prince voulut connaître cette raison, lui aussi.

- Il n'y pas de démons volants, par ici ? demanda t-il à Akira qui le flanquait sur son cheval.

- Très peu, répondit l'intéressé d'un ton peu naturel. On n'en a compté que quatre depuis deux ans.

Soren releva légèrement son capuchon et lança un regard en coin à Akira. Il n'est plus le petit garçonnet d'antan, pensa t-il avec une certaine tendresse. Rina ne l'aurait pas reconnu, elle non plus. Dans ses souvenirs, Akira demeurait cet adolescent aux cheveux rasés et au sourire enjoué qui gambadait à travers la citadelle, toujours à la recherche de quelque bêtise à faire. Désormais, c'était un jeune homme fièrement élancé que Soren voyait là, les yeux vifs et la mâchoire dessinée qui, tout en grandissant, n'avait toujours pas perdu de son tempérament.
Le prince sourit pour lui-même, étrangement satisfait. Tout le monde a évolué, à ce que je vois..., songea t-il. Bien.

- Ah, nous voilà arrivés ! s'écria Akira. Sieur...Ren, permettez-moi de vous aider.

- Ren ? répéta le prince.

Akira lui fit les gros yeux, le sourire crispé.
C'est avec une force étonnante que le jeune homme se saisit de son fauteuil roulant pour le poser au sol et Soren, ou plutôt sieur Ren, continua sa route. Les portes du village s'ouvrirent face à eux lorsque les derniers gardes reconnurent la bannière des Saul. Électra menait la colonne depuis son étalon, majestueuse et acclamée dès le passage des palissades par des ovations. Tout le village semblait s'être rassemblé pour voir leur héroïne, et c'était un triste spectacle à voir.

Le coeur de Soren se serra en regardant tous ces corps amaigris et ces visages exténués battre des mains en rythme, s'abandonnant à Électra comme ils le feraient une dernière fois avant la mort. Ces femmes qui tenaient leurs nourissons dans leurs bras frêles, ces grands-pères aux membres manquants, ces enfants marqués par la gâle...Il suffisait que Électra leur prenne la main pour qu'un sourire vienne illuminer leurs visages.

Au cours de la distribution de provisions et les quelques vérifications concernant les pièges à démons, Soren demeura sur la grand'place de Courvent, près d'un puits dont l'eau trouble abreuvait tous ces malheureux. Depuis ce point, il observait l'espoir renaître par étincelles en leurs âmes erreintées. Il vit Électra faire une démonstration d'épée à un groupe d'adolescents tout admiratifs. Akira grimaçant pour faire rire une orpheline. Des chasseurs chantant un air typique de leur région natale...
Soren n'arrivait plus à les lâcher du regard ; il voulait capturer au plus profond de lui ces moments rares, témoins d'un sentiment qui avait depuis longtemps quitté son coeur.

- Vous êtes nouveau, vous ?

Soren tourna la tête et se retrouva face à à deux grands yeux noirs. Le petit garçon était tout proche, la mine curieuse.