Le Cygne Noir

32 - Le réveil d'un dieu

Raphaël n'était définitivement pas fait pour la vie de marin, et chaque heure qu'il passait sur L'Étoile du Nord le lui en donnait la confirmation.
Cela faisait quatre jours que le navire avait quitté le port de Desmarid pour mettre les voiles sur l'océan. Ils n'allaient pas loin -la ville était encore visible de la taille d'un petit pois- mais assez pour que la mer soit déchaînée.

Sans arrêt, d'énormes vagues frappaient la coque du bâtiment et la pluie balayait l'horizon comme des jets d'eaux. Bien que L'Étoile du Nord soit un gigantesque navire qui tanguait donc peu, Raphaël ne se sentait jamais en équilibre sur le pont ou dans les cales où il travaillait.

- Le manchot, arrête de rêvasser ! lui hurla l'un de ses supérieurs. Magne-toi !

Raphaël était à bout de souffle. La tâche qu'on lui avait assignée paraissait simple, pourtant : toujours, sans arrêt, à un rythme soutenu, il fallait qu'il empile des boulets de canons. Ces projectiles lourds et mortels qui nourrissaient les batailles navales depuis siècles, il devait en faire sa priorité. Au début, il ne comprenait pas pourquoi car aucun combat n'avait débuté, mais Raphaël avait sous-estimé l'effort physique que cela demandait, surtout lorsqu'il ne pouvait pas se servir de ses deux mains. Après tant de temps dans les cachots, son corps était à la limite de l'épuisement et il mangeait peu à cause de son mal de mer. La nourriture se résumait à des pommes de terre sous toutes leurs formes, au plus grand plaisir des matelots qui les engloutissaient comme s'il s'agissait leur dernier repas chaque jour.

Ses seuls moments de repos étaient à la nuit tombée quand la pluie se calmait et qu'il pouvait aller respirer de l'air frais après avoir passé la journée enfermé sous le pont. Il est vrai qu'en étant sur un aussi grand navire, la mer tumultueuse faisait moins peur. Raphaël ne craignait plus de passer par-dessus bord à cause des vagues en observant la solidité de cette coque couverte d'acier, véritable innovation sur le Continent. L'Étoile du Nord paraissait terrible et puissant à l'image de sa figure de proue qui n'était ni une belle sirène ni un lion majestueux mais une hideuse goule aux yeux incrustés de rubis. Raphaël pensa qu'une image pareille aurait été bannie en un clin d'œil à Eshren, mais sans doute était-elle au goût excentrique de l'amiral du Desmond...

On l'apercevait quelquefois sur la poupe du navire, aussi droit qu'un piquet, observant le large avec sa longue-vue. Coiffé de son tricorne, Raphaël pensa qu'il ressemblait plus à un pirate qu'à un amiral, puis il se renfrogna, se jugeant culotté de critiquer l'apparence d'autrui quand on lui ressemblait.
Parfois, lorsqu'il arrivait à fermer l'œil la nuit, Raphaël se revoyait quelques années en arrière, quand il avait encore une belle chevelure dorée, des yeux brillants et un sourire à faire tomber n'importe quelle damoiselle...C'était une image floue, cependant, si lointaine qu'il se demandait s'il avait vraiment un jour été cette personne. Avant qu'il ne perde son visage, sa main et son coeur, Raphaël avait-il été heureux ? Qu'est-ce qui avait changé entre sa vie de fils de comte et son quotidien de matelot maudit ? La réponse, bizarrement, était pas grand-chose.

Le jour suivant s'annonçait encore pire que les précédents. Une nouvelle fois, le ciel s'abattait sur eux et c'est en sortant sur le pont que Raphaël remarqua que leur navire avait été rejoint par une grande partie de la flotte royale. Partout autour d'eux flottaient les pavillons du cygne blanc d'Hydralia, et Raphaël eut l'étrange sentiment d'être en sécurité. Il se disait qu'avec autant de bateaux et de canons, rien ne pourrait lui arriver, même sur une mer qui menaçait chaque seconde de l'avaler tout cru.
L'aube se levait et il pleuvait à torrent. Raphaël avait été rappelé par son chef pour empiler les boulets de canons et surveiller que les réserves de poudre ne prennent pas l'eau.

- Ils arrivent, lui dit un marin à l'oreille. J'ai entendu l'amiral en parler, tout à l'heure...

- Aujourd'hui vous voulez dire ?! s'écria Raphaël. Nous...nous allons nous battre ?