Le Cygne Noir

32 - Les cris dans la nuit

La nuit allait bientôt tomber sur Desmarid. Une nuit différente des précédentes et de celles qui suivraient, l'une où même la plus infime poussière vibrait sous le coup de la tension mystique régnant sous l'argentée.
L'air lui-même semblait spécial. Il était étonnement doux pour une soirée d'automne pareille.

Électra avait insisté pour que ses domestiques la laissent seule. Une par une, elle enfilait les couches de vêtements : la chemise de lin, la veste de cuir bouilli, la cape brune etc...Ses mouvements de bras et de nuque ne la faisaient plus du tout souffrir mais des cicatrices rougeâtres persistaient à les lui zébrer. Électra n'en avait cure. Dans les ténèbres, il n'y aurait plus rien. Uniquement des monstres surgissant de ses pires cauchemars.

- Ne mourez pas.

Électra se retourna. Elle vit Raphaël au pas de sa porte, lui aussi équipé au combat. Une rapière, non pas faite de bois, pendait à son ceinturon.

- Qu'est-ce que cela change si je meurs ? fit-elle.

- Je ne plaisante pas, Électra. Ne vous avisez pas de vous faire tuer par l'un de ces démons. S'il vous plaît.

Électra fut surprise par son ton sincère et l'inquiétude flagrante qui assombrissait son visage ; elle n'avait pas l'habitude de le voir ainsi, presque fébrile. Pourtant, n'était-ce pas lui qui avait avoué ne pas véritablement se soucier de son sort ? Plus le temps avançait, plus elle était persuadée que Raphaël saurait se débrouiller sans elle. Alors pourquoi ?

Électra n'eut pas la chance d'obtenir une réponse car déjà, le jeune homme s'était volatilisé. Dans la cour principale, les cloches sonnaient pour appeler tous les résidents du Palais royal à aller rejoindre leur poste. Électra avait été assignée au régiment du maître-d'armes M. Rei. Elle se dépêcha et fonça sur les lieux où se rassemblait une centaine de novices et de soldats aguerris, tous volontaires et vêtus de la même tenue qu'elle. En arrivant, on lui donna ses armes, une simple épée et un poignard, ainsi qu'une fiole contenant un liquide inflammable hautement toxique concocté par des alchimistes de l'Académie de sorcellerie. Cette potion devait être utilisée en cas d'extrême urgence, M. Rei avait beaucoup insisté là-dessus.

Le voilà d'ailleurs en train de passer en revue ses troupes alors que le soleil avait complètement disparu à l'horizon. Électra tremblait. Elle avait chaud et froid à la fois. En voyant toutes ces rangées de silhouettes identiques et stoïques, le menton haut, les lames affûtées, elle avait l'impression d'être en guerre. Elle, la pauvre Cyrianienne, s'apprêtait à entrer en guerre contre des créatures du Mal ! Cela la rendait malade, mais son choix était fait ; il n'y avait pas de retour en arrière.

Au bout d'un moment, M. Rei grimpa sur une estrade construite pour l'occasion pour prononcer un grand discours sur le devoir de chaque sujet du roi Adorjan à s'engager dans la lutte contre les démons, ainsi que de l'honneur dont allait être couverts ceux qui en mourraient. Sous la lumière des torches, son crâne chauve brillait de milles feux ; on aurait dit une autre lune. Électra ne vit que cela. Ses paroles n'arrivaient pas à pénétrer dans son esprit. Elles n'avaient aucun sens pour elle. Ce charabia était inutile et d'une horripilante grandiloquence. Tout ce qu'il fallait faire, c'était planter une épée dans le coeur d'un démon.

Quand son discours prit fin, une clameur à en réveiller les morts s'éleva et les soldats hurlèrent à leur tour des cris de guerre plus ridicules les uns que les autres. Ensuite, tout le monde fut assigné à un bataillon étant responsable de la défense d'une zone bien précise et de l'élimination des démons s'y trouvant. Chacun fut muni d'une carte détaillée de la capitale et dépourvu de lanterne ; en effet, si la lumière avait la capacité d'éloigner ces créatures, elle pouvait également les attirer et ainsi mettre en péril la mission des volontaires. Au loin, la corne de brume de la guilde de Dorothea résonna et on comprit alors que la traque commençait enfin. Électra fut assignée à une escadre couvrant un quartier du district portuaire, de l'autre côté de la ville. Heureusement pour elle, le sergent lui assura qu'il était très peu infesté car les attaques de démons volants furent assez rares récemment.