37 - Je Tombe... Tu Tombes (2/2)

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— J'hésite. Entre te trancher d'abord  la gorge... ou lui trancher la gorge ?

Affalée contre un dossier moelleux, Joanne n'avait pas manqué une miette du recit. Elle avait masqué sa surprise, prenant toutefois la peine de s'asseoir sur une chaise.

Elle regrettait. Plus qu'à Aliénor, elle s'en voulait d'avoir été stupide à ce point.
Elle, qui d'habitude se méfiait de tous. Elle, qui s'était donnée la mission de filtrer les candidats, et de ne laisser passer aucun vampire suspect au palais.

Elle s'était faite berner. Encore une fois.

Sa meilleure amie en avait payé le prix fort. Léo en avait souffert. Et maintenant, son frère se balançait entre la douleur et la mort.

Et il fallait qu'elle garde son calme ?

Idiote. Idiote. Idiote.

— Donc, tâcha-t-elle d'éclaircir la situation, ton histoire de broche vendue, j'imagine que c'était un mensonge, ça aussi ?

Son ongle grinça contre le bois du bureau de Léo, le gravant d'un trait difforme.

— Oui... Mais j'ignorais qu'elle était empoisonnée. Rémi me l'avait offerte. Il disait qu'elle m'irait à merveille. Je...je n'ai pas réfléchi, je l'ai offerte à Méri... la capitaine, je veux dire.

Quelle idiote !
Bon sang, comment Méridice avait-elle pu s'enticher d'une cruche pareille ?

— Ôte moi d'un doute, ton Rémi c'est un grand brun, regard sombre, barbe de trois jours —peut-être douze maintenant —et blocs de verre étranges sur les yeux ?

L'homme qui l'avait prise en otage dans la forêt des elfes. Si elle avait su, elle ne se serait pas seulement enfuie : elle l'aurait étranglé !

— Je veux me racheter, l'implora-t-elle après avoir confirmé d'un hochement de tête sa supposition. Je ferai ce qu'il faut pour le piéger. Pour qu'il ne commette plus aucun meurtre. Pour... Meri.

Un voile d'ombre avait survolé son visage, et Joanne reconnut en elle ce qu'elle avait jadis observé chez un autre.
En dépit de son âge, à peu près égal au sien, Aliénor restait une orpheline. Une orpheline que la vie n'avait sans doute pas gâté.

Ta compassion te perdra, Joanne...

— Je... Si tu veux que je te fasse confiance, tu vas devoir tout me raconter, tout ce que tu as fait pour nous trahir. Tout ce qu'il t'a demandé.

Ce qu'elle fit.
Une fois entrée au palais, Aliénor avait tout mis en œuvre pour se rendre indispensable aux yeux des vampires. Débrouillarde, empathique et attachante, il lui avait fallu jouer le rôle de la garde modèle, ce qu'elle avait fini par devenir. Ses sourires, hypocrites, s'étaient mués en expressions authentiques. Sa rage s'était transformée en joie, et pour la première fois depuis des années, elle avait l'impression d'avoir trouvé un véritable foyer.

Tandis qu'elle parlait, Joanne tentait d'analyser son faciès. Elle paraissait sincère. Mais elle avait caché son jeu si longtemps qu'il devenait difficile de la croire.

— Comment Ré... L'humain savait ce que tu manigançais ? Il ne doit pas y avoir des milliers de messagers qui font la liaison monde des humains-royaume des vampires tous les jours.

Mal à l'aise, elle entortilla ses doigts.

— Lorsqu'il m'a mordue, Rémi et moi avons développé un lien. Une sorte de magie qui me permet de voir ce qu'il voit et... vice versa. Lien que j'ai coupé maintenant.

Joanna savait exactement de quelle magie, elle voulait parler. Après la vampirisation, une connexion se tissait entre le mordeur et le mordu. Depuis, l'usage de ce lien avait été  proscrit, le reléguant presque  au rang de légendes.

Bien sûr, Rémi et sa chevalière de compagnie n'en étaient plus à une interdiction près. Ces cloportes !

Pour chasser sa colère, Joanne inspira  et se promit de laisser Léo rendre son jugement sans interférer.

— Il a un point faible ? Quelque chose pour l'arrêter  ?

Après réflexion, la jeune garde  hocha la tête.

— Oui... Il y a des années quelqu'un lui a sauvé la vie. Il s'est toujours promis qu'il épargnerait cette personne. Et que si elle le désirait, il la ramènerait dans le monde des humains.

En signe d'écoute, Joanne dodelina de la tête. Pour ce que la parole de Rémi valait , elle n'ecarterait pas cette piste.

— Et bien, soupira-t-elle, une fois qu' on aura arrêté cet humain de malheur, nous n'aurons plus qu'à la retrouver.

***

Léo avait fini par s'endormir. Protégé par cinq soldats,  choisis avec précaution par Joanne, il ne redoutait plus sa propre mort.  En revanche, il craignait qu'une nouvelle Ombrume ne tombe pour lui.

Même dans le monde des songes, ces angoisses  le poursuivaient. Il y voyait Tom, ses conseillers, ses domestiques personnels et même Joanne, emportée par ce poison qui lui rongeait les os. Leurs tombes alignées une à une sur une étendue de boue et de cendres.

Il ne restait plus personne. Le royaume avait délaissé toute âme . Sa couronne d'or, pressée entre ses mains rouillait, pourrissait comme un fruit laissé trop longtemps sous le soleil mortel. Bientôt, lui aussi se sentirait brûler sous la lumière du jour qui montait vaillamment dans le ciel...

— Léo ?

Une trace de papier sur la joue, Léo se réveilla d'un bond. Quelqu'un lui tapotait sur l'épaule. Enfin, il mit un nom sur ce visage. Tom lui sourit, une coupe gorgée de sang à la main.

— J'ai pensé que boire te ferait du bien. Tu m'as l'air très pâle ces derniers jours, se soucia-t-il en lui tendant le verre.

A vrai dire, le roi en avait bien besoin. Ses recherches à la bibliothèque l'avaient tant épuisé qu'il parvenait tout juste à regarder devant lui. Il porta la coupe à ses lèvres, ravi. Succulent.

— Merci, Tom.

— Sur quoi travailles-tu ? demanda-t-il en se tenant au bord du bureau et désignant la pile de documents qui s'y amassait .

— Des recherches sur les Sombrumes, expliqua le roi en zieutant sur ses notes. Pour Lizzie. Ce n'est pas à toi que je vais l'apprendre mais elle... elle...

Une toux soudaine  lui coupa le souffle, et lui obstrua la gorge.

— Tu disais quelque chose à propos de Lizzie ? souligna Tom, un sourire carnassier contre la mâchoire.

Mais le roi ne poursuivit pas, sa tête pesa trop lourd pour qu'il puisse la soutenir. La terre attira son buste vers le sol, et il échoua aux pieds de son ami, emportant dans sa chute sa couronne royale.

— Léo ! appela Tom, inquiet, Léo ! Gardes! Appelez un médecin, vite !

La moquette rugueuse trembla, alors que Léo plongeait dans un océan noir. La fièvre, l'emportant. Un brouhaha s'étendit dans la salle, des vampires accoururent de toute part, soucieux ou épouvantés.

Et parmi toute cette cacophonie, il crut entendre une voix méprisante lui susurrer.

— Votre mort sera rapide, votre Majesté, ne vous en faites pas.

Peu de temps après, il sombra dans les abymes.

Peut-être déjà  mort.

Rouge grenade (terminée) Où les histoires vivent. Découvrez maintenant