Interlude : Carapace Humaine

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Les autres avaient déserté.

On fonce droit dans un mur.

Johnson n'avait su les retenir. Il aurait aimé pourtant : se couvrir d'une carapace humaine l'aurait rassuré, aussi stupide cette carapace soit-elle.

Sais-tu au moins où tu vas ?

À présent, il voyageait seul. Seul avec une carte qu'il n'était pas certain de savoir lire.

Arrête de te prendre pour notre chef.

Même Edna, la folle groupie de Rémi et de sa cause, l'avait lâché. Et à présent, il frissonnait d'effroi.

Sa conscience lui avait intimé de rebrousser chemin, de se rendre au puits où sa liberté luirait d'un éclat rubis. Mais il avait entendu des cris — d'effroi, de douleur ou de supplication— et il s'était enfoncé dans un bois de ronces et d'orties qui ne figurait même pas sur la fichue carte !

Au loin le soleil se couchait, d'un éclat d'ambre, de quoi amplifier la terreur du pauvre homme. Puisque les vampires ne pouvaient sortir sous le soleil d'hiver, l'agitation soudaine révélait une terrible nouvelle : les ombrumes venaient de se réveiller, et affamées, elles attendaient leur prochain repas. Lui.

Johnson avait la peau sur les os, le teint blafard et des poches violacées sous les yeux. Ce matin, en croisant son reflet dans une étendue d'eau, il s'était mis à sangloter.

De quoi avait-il l'air maintenant ? D'un zombie ? D'un de ces hommes qui n'avaient pas pris de douches depuis des siècles et poursuivaient leur route, malgré la faim qui lui tenaillait le ventre et la fatigue qui lui enchaînait les jambes.

Il  regrettait, regrettait, regrettait tellement ! Il aurait dû suivre son instinct et rester auprès de sa famille. Sa fille, sa femme. Comment réagiraient-elles en apprenant qu'il n'avait jamais pris l'avion, qu'il n'y avait jamais eu de stupide voyage d'affaires et qu' il n'avait jamais posé un pied au Japon. Elles seraient anéanties. Elles chercheraient à le retrouver, sans se douter une seconde qu'un vampire l'avait dévoré de ses crocs.

Seul, sous le plafond de feuilles, Johnson réprima un sanglot. Sa lampe torche l'avait laissé tomber elle aussi, et en redressant de vieilles lunettes sur son nez — plus pour reposer ses yeux fatigués que corriger un quelconque défaut —, il avança dans la pénombre.

Si seulement Rémi était là, se lamenta-t-il. Depuis toujours, Johnson aimait se reposer sur lui. Il lui accordait une confiance aveugle sans imaginer une seconde qu'il pourrait le perdre.

À présent, il était seul. Vulnérable et seul. Il craignait jusque sa propre ombre qui s'élançait sur les troncs morts, comme un pantin diabolique.

Son ombre ? Comment pouvait-il distinguer son ombre dans une telle obscurité ?

Soudain, elle lui fit signe, brillant d'un étrange éclat d'argent. Et Johnson sursauta.

— Suis-moi, lui ordonna-t-il de sa voix d'outre tombe. Suis moi et tu auras la vie sauve.

Pantelant, Johnson fut incapable d'esquisser le moindre pas, alors l'ombre se glissa dans sa peau et le poussa à l'extérieur de la forêt.

Des secondes s'écoulèrent, des minutes peut-être, pendant lesquelles l'homme oublia tous ses souvenirs.. Quand il reprit conscience, un portail massif lui barrait la route.

Il datait. Et personne ne l'avait entretenu depuis longtemps; en témoignaient les épaisses colonnes de lierre rongeant ses barreaux noirs.

L'ombre se faufila à l'intérieur, et indiqua à son maître —ou bien son serviteur —de le suivre.

— Pourquoi ferais-je une chose pareille ?

L'ombre s'éleva et le nappa d'obscurité.

— Parce que je lis dans ton cœur, humain. Une Sombrume attend que tu la délivres.

— C'est ici ? se figea le vieil homme, en détaillant cet enfer.

Un champ de ruine. Sans être vivant pour la combler. Quelques pierres angulaires traînaient ici et là, sur de fins monticules de terre friables. Et c'est tout...

— Je ne peux pas entrer, protesta Johnson d'un ton faiblard.

— Si tu peux ! gronda la voix sans enveloppe charnelle.

Fébrile, ses doigts se figèrent autour de la poignée ronde qu'il tourna sans effort et le portail s'ouvrit, dans un discordant grincement.

Johnson peina à y croire. Rémi lui avait pourtant affirmé qu'il fallait surmonter moultes épreuves pour accéder à cet endroit.

Serais-je une sorte d'élu ? songea-t-il.

Il crut qu'en posant un pied sur la terre sèche, des fleurs commenceraient à germer mais au lieu de cela, douze blocs de pierre se mirent à luire comme des néons.

— Place toi au centre du cercle, humain.

Il s'exécuta.

— Que désires-tu ?

— Une Sombrume.

L'ombre vola de sa gauche à sa droite, l'observant sous tous les angles de ses yeux invisibles.

— Quel pouvoir lui accordes-tu ?

La bouche de Johnson était sèche et son cœur palpitait, tel un tambour battant un jour de fête. Pourtant, il ne ressentait aucune fierté. S'apprêtait-il à commettre une erreur, vendre son âme ou sacrifier ce qu'il aimait le plus au monde ?

Non, dans ce cas, Rémi l'aurait averti. Il ne risquait rien.

— Je veux qu'elle ne ressente... pas la peur.

— Ainsi soit-il, trancha la voix en se mêlant dans la pénombre de la nuit.

Et aux côtés de Johnson, un homme apparut, doté d'un trou béant dans la poitrine.

Rouge grenade (terminée) Où les histoires vivent. Découvrez maintenant