26- Un Pion De Plus

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Brumes et épées était son jeu préféré, enfant. Il s'agissait d'un échiquier rouge et bleu où s'affrontaient deux séries de treize pions. Un par royaume. Un par espèce. Chaque figurine avait son atout : par exemple, le dragon emportait la sirène, le vampire massacrait le loup garou ; son némesis : la sorcière trépassait sous les dons de la fée, la gorgone périssait face au fantôme. Et surtout, elle avait sa manière de se déplacer : en diagonale pour le phénix, une case sur deux pour le dragon ou encore en survolant un autre pion pour la fée.

Seul un dénotait parmi les autres. Un joker que beaucoup de joueurs aguerris interdisaient dans les compétitions. Le chevalier.

Le but du jeu était simple. Prédire l'identité du pion qui resterait debout à la fin de la partie. En bon patriote, le père de Méridice choisissait toujours l'elfe quand il imposait à sa fille de se tourner vers une autre créature. Elle développait ainsi, selon lui, sa stratégie, sa culture du monde et son esprit d'adaptation.

C'était aussi l'un des rares moments où il osait lui accorder du temps.

Jack Swann pensait que les distractions telles que les livres, les ballets d'escrime ou encore les fêtes elfiques  n'avaient pas leur place dans la tête de son unique enfant. Ni dans la sienne d'ailleurs. Il considérait le combat, les entraînements et l'apprentissage comme seuls atouts pour réussir.

Ce n'était pas un père patient. Ni particulièrement paternel. Quand quelque chose n'allait pas, il n'hésitait pas à frapper, à tordre et à gronder. Sa voix sèche rappelait celle d'une hâche tranchant le bois, ses mains cornées la texture de l'écorce.

Toutefois, Jack aimait sa fille. Il ne la couvrait pas de cadeaux, ne la bordait pas avant le coucher, et ne chantait jamais de joyeuses comptines, en battant des mains sur un rythme entêtant. Mais il pouvait creuser la terre pendant des heures pour lui offrir une chambre, gratter le bois au couteau pour lui tailler un arc, et fermer les yeux sur  ses plus grands principes pour  écouter son enfant frôler les cordes souples d'une harpe elfique— distraction hautement inutile.

Oui. Jack aimait sa fille, à sa manière. Il voulait lui apprendre les dangers de la vie. La proteger mais aussi l'endurcir.

Sans lui, Méridice n'aurait jamais eu accès à son poste. Elle n'aurait jamais pu rencontrer ses plus chers amis, assassinée dans le berceau par un des soldats vampires . Belle ironie, elle se retrouvait maintenant à donner des ordres, son demi-frère royal lui ayant accordé toute sa confiance.

Trois coups frénétiques, frappant la porte, la tirèrent de ses songes, et elle releva la tête. Il n'était pas rare qu'un de ses soldats l'aborde dans sa chambre ou son bureau personnel. Il arrivait souvent qu'il s'annonce avant d'entrer de peur de recueillir sur leur visage les traces du soleil ardent . Toutefois, Méridice savait qui abaissait légèrement la poignée, et grattait le sol de ses bottes — ce que l'elfe pouvait l'entendre —en marmonant toujours le même mantra.

Sois droite, obéissante, et joue ton rôle. Tu es garde maintenant. Sois fière de cette opportunité.

Elle s'empressa de tirer les rideaux, et s'éclaircit la gorge :

— Entre Aliénor !

Et comme toujours, la jeune mordue écarquillait les yeux en passant la porte, sans comprendre par quelle magie sa capitaine avait découvert son nom.

Méridice se rassit, et poussa un pion—l'elfe— sur son grand damier, semblable à celui des ses candides années. Toutefois, son jeu ne comportait que quatre pièces. Le vampire à son manteau de jais, la fée à ses ailes pimpantes, l'elfe à son carquois et le fantôme à sa pâleur. En face, l'invisible qui lui servait d'adversaire disposait de tous ses pions. Les treize.

Rouge grenade (terminée) Où les histoires vivent. Découvrez maintenant