Les gradins se levèrent d'un même geste enthousiaste alors qu'un hurlement de joie traversait les spectateurs. Lisabeth applaudit poliment pour ne pas dépareiller. Le geste relança la circulation sanguine dans ses doigts gourds qui la lancèrent soudain de brûlures atroces, malgré ses gants fourrés. L'hiver avançait mais ne s'adoucissait pas. A ses côtés, Sylvien Destastres lui tendit un thermos de thé brûlant qu'elle accepta sans protester, même si cela l'obligea à frôler la main de l'industriel pour récupérer la boisson.
Sur un malentendu étrange, le tournois de balle qui se déroulait toutes les semaines au parc de la Roseraie était devenu leur nouveau rendez-vous hebdomadaire. Destastres avait visiblement déduit du contexte de leur première conversation que Lisabeth s'était passionnée pour le jeu, erreur qu'elle n'avait pas pris la peine de démentir. Elle s'en mordait ses doigts glacés lorsque cela impliquait de passer des heures sous le vent acerbe, à regarder des types courir dans la boue pour frapper dans un ballon avec une palette en bois. Elle s'était peu intéressée aux règles mais avait remarqué la tendance exaspérante de ce sport à démultiplier les arrêts de jeu, prolongeant la durée des parties bien au-delà des cinquante minutes annoncées.
Toutefois, malgré le froid, le choix du lieu permettait à Salomé de se dissimuler aisément parmi les spectateurs, à distance raisonnable ; et même s'ils demeuraient paresseux, Lisabeth remarquait quelques progrès dans sa relation avec Destastres. Il n'en était pas à lui dévoiler ses secrets les plus noirs, mais il s'était habitué à sa présence, et elle-même avait pu se défaire en apparence de l'attitude revêche de leurs premières discussions. Pour une fois, la jeune femme avait conscience qu'il ne fallait pas presser les choses.
— Je dirais que les Ecus de Bronze ont une chance de remporter la ligue, cette année, déclara Destastres en liant son bras à celui de Lisabeth, lorsqu'ils quittèrent le parc à la fin du jeu.
Elle hocha la tête, sans se dégager même si elle détestait se retrouver écrasée ainsi contre le manteau côtelé de l'industriel. Destastres déplissa galamment le ruban pourpre qui ornait la toque en laine de la jeune femme, puis lui passa la coiffe, en prenant soin de ranger les boucles de son chignon sous le chapeau. Lisabeth réprima son frisson de dégoût lorsque le geste effleura ses oreilles. Allez, s'exhorta-t-elle, pour la bonne cause.
— Qui affronteront-ils, la prochaine fois ? s'enquit-elle en s'efforçant d'affecter l'intérêt.
— L'Hydre à Trois Têtes. L'affaire ne sera pas mince mais cela devrait nous offrir un très beau spectacle.
— Vous m'y emmènerez, bien sûr ? exigea-t-elle d'un ton capricieux.
— Bien sûr, Lisabeth, attesta-t-il avec un sourire complaisant.
Il alluma un cigare et s'arrêta devant l'un des chariots stationnés à l'entrée du parc pour acheter un cornet de marrons chauds. Lisabeth ne put refuser le présent, en se retenant de grimacer devant l'odeur de sous-bois rance que répandait le cigare. Une atrocité qui empestait bien plus encore que les cigarettes de Morante, c'était dire.
— Comment allez-vous, ma petite ? s'enquit Destastres dans un nuage noir.
La jeune femme lui retourna une œillade sceptique.
— Que me chantez-vous ? lui répondit-elle. Bien, évidemment. Je n'en ai pas l'air ?
L'homme la contempla longuement, et Lisabeth sentit ses entrailles grouiller d'une répugnance sale sous l'attention. Il fit rougeoyer le bout de son cigare d'un air distrait, avant de considérer :
— Si, mais je pense que vous mentez à votre monde. – Elle fut parcourue du sueur glacée, inquiète de s'être trahie, mais il ne laissa transparaître aucun signe de clairvoyance. – Votre père vous manque ? évoqua-t-il ensuite.
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Avant la pluie
FantasyEn tant que fille unique du Vidomne d'Artemoires, Lisabeth a passé son enfance dans la solitude, enfermée sur les terres de son géniteur à subir une éducation destinée à la transformer en parfaite héritière : jolie, polie, sans cervelle. Elle rêve d...