Le cahot discret du chariot la berçait, pesant sur ses paupières de concert avec sa fatigue générale alors qu'elle tentait de se remémorer sa dernière leçon. À son étonnement, Isaac n'avait pas annulé sa classe quotidienne malgré le manque de liberté dont ils disposaient à l'arrière du fardier. L'assistant avait simplement décidé de lui dispenser une instruction plus théorique.
— Un peu d'anatomie, avait-il annoncé. Vous serez plus efficace si vous connaissez votre cible.
Sa voix se voilait plus encore qu'à l'ordinaire sous le silence imposé par la précarité de leur cachette. Ils se tenaient sous le chanvre qui recouvrait la marchandise de la charrette ; avec la complicité du propriétaire du véhicule, certes, mais l'objectif était de ne pas être repéré de l'extérieur.
Isaac s'était donc employé à lui désigner les endroits privilégiés du corps humain où porter ses coups. Il lui montra ce point dans le cou qu'il suffisait parfois de presser d'une certaine façon pour provoquer des dysfonctions dans le rythme du cœur et un évanouissement temporaire, de quoi assommer un ennemi dans les situations désespérées ; le foie et la rate, grands pourvoyeurs d'hémorragies cataclysmiques ; l'artère fémorale, au pli de l'aine, tout aussi redoutable sur ce point. Ils avaient terminé en consacrant un long moment à la décomposition du crâne sous toutes ses coutures.
Lisabeth en était venue à se demander si le second de son père la formait toujours aux méthodes de défense, où s'il avait nébuleusement décidé d'élever le niveau en lui apprenant des techniques plus létales. Elle n'était pas certaine de ce qu'elle pensait de cette idée. Elle trouvait ridicule de songer qu'elle pourrait un jour porter atteinte à une autre personne. Elle ? La gamine fluette, dépourvue de cran ? Elle n'était pas une tueuse et ne comptait pas spécialement le devenir.
Cependant, elle ne discernait pas de mal à engranger quelques connaissances supplémentaires, et tenta d'assimiler ce que lui racontait Isaac sans tout confondre. Elle qui avait a priori redouté ces leçons, trop proches selon elle des enseignements qu'on lui avait imposés à Artemoires, s'était surprise à prendre goût aux exposés d'Isaac. Il lui parlait de notions tellement plus concrètes que les concepts protocolaires ennuyeux de ses précepteurs.
Son père n'intervenait jamais lors de leur classe. Lisabeth n'était même pas certaine qu'il écoutât ce que son assistant et sa fille échangeaient. Il avait tiré de sa besace d'autres cartes, moins personnalisées que celles de son carnet d'explorateur perdu, et les compulsait pendant d'interminables instants sans prononcer un mot. Il avait peu ouvert la bouche depuis leur départ d'Aiguerouge. Ses blessures se résorbaient lentement. Isaac lui avait confié un onguent qui, malgré son odeur nauséabonde, paraissait calmer les douleurs de façon efficace.
Lisabeth savait que son père dormait peu. Son propre sommeil léger la réveillait au moindre mouvement inhabituel à l'arrière de la charrette, caractéristique qui l'incommodait beaucoup depuis le début de leur aventure, avec tous ces endroits confinés qu'ils avaient partagés pour la nuit. Dès qu'Isaac se retournait, ou dès que son père décidait de quitter ses rêves pour examiner ses cartes pendant une heure ou deux, les yeux de Lisabeth s'ouvraient, alertés, et il lui fallait batailler avec hargne pour replonger dans la douce langueur du pays des songes. Par bonheur, aucun de ses deux compagnons de voyage ne ronflait, ce qui aurait sérieusement allongé ses insomnies.
Une de ces nuits, après avoir changé plusieurs fois de position sous sa couverture rêche, puis écouté le rythme régulier des inspirations d'Isaac en espérant que le bruit la bercerait jusqu'à la rendormir, elle se redressa, frotta ses yeux et chercha son père du regard. Il avait allumé une petite lanterne et travaillait en silence.
— Père ? murmura-t-elle, le plus doucement possible, pour ne pas réveiller Isaac.
Il y eut du bruit du côté éclairé du chariot, un froissement de feuilles.
VOUS LISEZ
Avant la pluie
FantasyEn tant que fille unique du Vidomne d'Artemoires, Lisabeth a passé son enfance dans la solitude, enfermée sur les terres de son géniteur à subir une éducation destinée à la transformer en parfaite héritière : jolie, polie, sans cervelle. Elle rêve d...