Chapitre 2 : Je vais bien, Père

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La porte en chêne grinça sur ses gonds.

— Ah, Isaac, je me demandais si tu t'étais perdu, retentit la voix imposante du Vidomne James d'Artemoires. As-tu pu te charger de...

— Monsieur, interrompit l'assistant d'une façon que Lisabeth trouva relativement impolie. Mademoiselle votre fille demande à vous voir.

La silhouette haute du vidomne s'immobilisa dans la pièce. Lisabeth avait longtemps cherché la moindre ressemblance entre elle et son géniteur, bien avant d'entendre les commérages sur son supposé manque de légitimité. Elle ne possédait ni la grande taille de son père, ni ses épais cheveux sombres, ni le vert-de-gris ébouriffant de ses yeux. Plusieurs séances devant son miroir avaient exploré les traits de son visage pour y retrouver la mâchoire carrée, les pommettes plates ou l'implantation basse des sourcils sur un front princier, l'empâtement de la lèvre inférieure soulignée par une accentuation des rides du sourire, en vain. Elle en avait déduit qu'elle devait tenir de sa mère – une femme qu'elle n'avait jamais connue.

Lisabeth s'efforça de ne pas ployer sous le regard écrasant de son père. Le vidomne avait croisé ses mains dans son dos et la jaugeait en silence, attendant qu'elle exposât les raisons de sa présence.

— Monseigneur, salua-t-elle avec une esquisse de courbette maladroite. J'espère que vous avez fait bon voyage. Je m'excuse de me présenter dans une tenue aussi inappropriée. Si j'avais su que vous veniez, j'aurais pris le temps de m'apprêter comme il se doit...

La jeune fille songea que ses manières auraient pu faire honneur à sa gouvernante, sans la mélodie de défi qui enveloppait ses mots. Si elle ne vit les traits du vidomne frémir, elle aurait juré discerner un coin de sourire au sein de sa barbe fournie.

— Tu es très jolie ainsi, Lisabeth, ne t'en fais pas. J'aurai l'occasion de te raconter mon voyage plus en détails au cours du souper. J'espère que tu t'es correctement conduite en mon absence.

Sa fille se demanda s'il avait déjà discuté avec les domestiques du domaine, et s'il prononçait ces mots pour se moquer d'elle. La formule était construite pour la congédier. Elle serra les poings, songeant à une façon quelconque de prolonger la discussion, ne pas se laisser renvoyer aussi facilement. Lui exiger des comptes. Il n'avait pas le droit de se soucier aussi peu d'elle.

— Père, vous... – Elle inspira. Il lisait d'un œil le dossier abandonné sur son bureau, comme si elle avait déjà quitté la pièce. – Vous êtes parti très longtemps.

Le vidomne lui jeta une brève oeillade.

— Hélas, admit-il. Mon travail est fort prenant.

Ce fut tout. Rien d'autre ? voulut-elle souligner. Aucune excuse ? Aucune explication ? Elle l'ennuyait et il le lui faisait savoir. Sans doute était-ce là l'unique chose que Lisabeth connaissait réellement de son père : cet homme expéditif n'appréciait pas de perdre son temps.

Elle hésita à enchérir. Poursuivre au-delà de la limite. Provoquer sa colère, peut-être. Elle ne savait pas quoi lui dire, quoi prononcer qui ne paraîtrait pas inconséquent aux oreilles du Vidomne d'Artemoires. Vaincue, elle fronça les sourcils et salua. Elle ne savait toujours pas exécuter la révérence sans donner l'air de se coincer dans ses jupons mais s'en moquait.

— À ce soir, père, souhaita-t-elle en passant devant le profil impassible de son assistant.

Elle ne s'attarda pas pour découvrir s'il lui donna une réponse.


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