Le vidomne le rattrapa avant qu'il ne chute, passant un bras dans son dos pour le soutenir. Trop secouée pour assimiler la scène, Lisabeth se plaça de l'autre côté d'Isaac et posa elle-aussi le bras de l'assistant sur ses épaules. Elle avait conscience de ne pas porter grand chose du poids du blessé, la majorité du travail effectuée par son père, mais cela lui occupait les mains. Ils traînèrent tant bien que mal le secrétaire dans les appartements qui voisinaient ceux de la jeune fille ; ceux qui avaient appartenu au vidomne et à sa femme, à une époque lointaine, alors que Lisabeth elle-même n'était pas encore née. De sa vie, l'adolescente ne les avait jamais vu occupés. Lorsque son père daignait rentrer au domaine d'Artemoires, il logeait dans l'une des chambres d'ami de l'étage inférieur.
Isaac n'aurait pu continuer bien plus loin. Quand ils le hissèrent sur la courtepointe qui protégeait le matelas de la poussière, un chuintement de souffrance s'arracha de ses lèvres. James le débarrassa sans délicatesse de sa veste et de sa chemise, déchirant le tissu pour accéder à la blessure. Les fibres du textiles, agglomérées par le sang séché, collaient désagréablement aux berges de la plaie. Lisabeth songea qu'elle aurait a minima du détourner le regard, par pudeur – on ne déshabillait pas un homme devant une demoiselle –, mais se vit incapable d'ôter ses yeux de la nappe d'hémoglobine qui débordait de la béance dans les chairs d'Isaac.
Le vidomne plongea une main à l'intérieur de son veston et en extirpa une flasque, qu'il déboucha d'une main déjà couverte de sang et versa à grands flots sur la balafre de son assistant. Celui-ci fut secoué d'un spasme pénible et d'un glapissement qui hérissa les nerfs de Lisabeth. Son père lui lança une boîte d'allumettes qu'elle rattrapa gauchement.
— Éclaires-en une, s'il-te-plaît, requit-il.
L'adolescente se saisit du bâtonnet soufré entre ses doigts tremblants. Il lui fallut trois essais avant de parvenir à l'embraser. Son père passa la pointe d'une large aiguille de tressage au-dessus de la flamme, puis se servit des restes de la chemise d'Isaac pour éponger la blessure.
— Tiens-le, ordonna-t-il.
Lisabeth frissonna mais s'exécuta. Elle vint poser ses mains sur les épaules du secrétaire en essayant de ne pas penser à ce que son père allait accomplir. Pour ne pas voir l'aiguille percer la chair, elle tourna son regard vers la figure baignée de sueur de l'assistant.
Isaac se redressa brusquement sous la douleur, obligeant Lisabeth à verser tout son poids sur ses épaules pour tenter de le maintenir. Elle avait sous-estimé la tâche. Ses muscles se bandèrent pour résister contre la détresse de l'homme. Un long gémissement s'échappa de la gorge de celui-ci. Du coin de l'œil, elle pouvait apercevoir les doigts de son père qui enfonçaient et ressortaient l'aiguille au milieu des gargouillements de sang, vifs et assurés malgré l'agitation du blessé. Lisabeth se sentit nauséeuse.
— Reste avec nous, mon grand, marmonna le vidomne en achevant son œuvre.
Il coupa grossièrement le fil, essuya de nouveau la plaie avec la chemise déjà trop imbibée pour nettoyer quoique ce soit.
— Il me faut un linge propre, songea-t-il à voix haute.
Lisabeth l'observa alors que ses mains rejoignaient ses hanches, maculant son costume d'écarlate sans qu'il ne le réalise.
— Je dois aller rassurer les domestiques, ajouta le vidomne. Ils ont dû entendre les coups de feu. Et me débarrasser des corps.
Lisabeth patienta au chevet du blessé le temps que son père revienne. Isaac semblait osciller dans et hors de l'inconscience. Il n'était pas celui qui répondrait à ses questions ce soir. Elle s'assit à côté de lui sur la courtepointe souillée de sang et posa son menton dans sa main, désœuvrée. Un coin de son esprit nota qu'il faudrait se délester de ce couvre-lit, pour ne pas éveiller les interrogations du personnel.
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Avant la pluie
FantasyEn tant que fille unique du Vidomne d'Artemoires, Lisabeth a passé son enfance dans la solitude, enfermée sur les terres de son géniteur à subir une éducation destinée à la transformer en parfaite héritière : jolie, polie, sans cervelle. Elle rêve d...
