Chapitre 34 : Tous les moyens sont bons

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Lisabeth ouvrit la porte et hésita sur le perron de la pièce. Dans les ténèbres, les grains de poussières dérangés par le passage précédent des hommes de l'Archeduc scintillèrent, en suspens dans le vide. Le nez de la jeune femme frémit alors qu'elle retenait un éternuement.

Elle avait espéré découvrir les lieux intacts, préservés par un reste de décence. Peut-être les pillards auraient-ils rechigné à saccager les affaires d'une défunte. Peut-être y dénicherait-elle ces copies qu'elle avait vainement cherchées dans le reste de la demeure. Josué et elles œuvraient à restaurer l'ordre des lieux depuis une éternité, lui semblait-il, sans s'approcher pour autant de la fin de leur tâche. Cette chambre-ci, à l'instar des autres, n'avait résisté à la fouille des mercenaires. La literie était disséminée dans la pièce et la grande armoire gisait ouverte, ses entrailles crevées, déversant sur le tapis des toilettes confinées depuis plusieurs décennies.

Elle hésita dans l'entrée, oubliant presque ce qui l'avait amenée là. Cette suite n'avait connu de vie depuis une éternité. Lisabeth suspectait son père d'en avoir tourné la clef en laissant le décor en l'état pour ne jamais la rouvrir, aussitôt l'éloge funèbre prononcé. Un long fume-cigarette gravé de jade reposait en équilibre sur la coiffeuse, un petit tas de cendres figé au fond du plat qu'il surplombait. Un verre en cristal épais trônait sur la table centrale, ses parois troublées par les traces jaunâtres d'un liquide évaporé depuis longtemps. Lisabeth racla de l'index le rouge oublié au fond d'un poudrier, qui s'effrita en fumée au premier contact. Sur un support, face au balcon, un violon attendait toujours d'être saisi pour poursuivre sa sonate ; la moisissure commençait à manger le papier jauni de la partition.

Elle inspira, les lèvres tremblantes. Méthodique et exhaustif, s'encouragea-t-elle. Si ce temple dédié à une époque révolue dissimulait les notes, il lui fallait les exhumer.

Elle débuta ses recherches au coin le plus proche de la pièce et progressa dans un sens horaire, ouvrant les tiroirs, archivant les objets, pile par pile en s'assurant de ne manquer aucun recoin. Elle porta un intérêt particulier à l'assortiment de tableaux disposés de manière artistique sur le mur nord – une série de croquis au fusain issue d'un bestiaire imaginaire, que Lisabeth aurait sérieusement admirée en d'autres circonstances –, décrochant et crochetant les canevas pour s'assurer qu'aucun calepin n'y avait été glissé. Rien n'en ressortit. Son exploration se poursuivit par la commode, ses doigts vidant l'écrin à bijoux puis s'arrêtant sur un cadre renversé face contre le marbre du meuble. Intriguée, elle le redressa pour découvrir un vieil ambrotype, comme on en faisait encore vingt ans plus tôt, avant que les techniques de photographie actuelles ne se développent. Le fond de verre noir avait viré au gris passé, mais la chimie avait redoutablement résisté aux années et les détails de l'image se révélaient avec une netteté impressionnante, malgré la vétusté du processus.

Au centre, une jeune femme au visage rond souriait, ses yeux plissés dans un pétillement rayonnant qui accentuait la longueur de ses cils. De longs cheveux lumineux, peut-être châtain ou roux, encadraient une gorge couverte de taches de son. Elle avait entrelacé son bras à celui de l'homme qui la voisinait et son corps penchait de côté, plié par le rire, dans un mouvement que l'ambrotypiste était parvenu à capturer de manière poignante. Le second personnage, un garçon à la haute stature, la couvait d'un regard amusé. Rasée de près comme le voulait les mœurs de l'époque, sa mâchoire volontaire se prolongeait en un coin de sourire mal réprimé. Sa chevelure sombre ramassée vers l'arrière dégageait la vue à ses yeux, d'une teinte indiscernable sur le négatif, presque absente.

Lisabeth inclina l'impression pour mieux l'observer, interdite. Son père semblait si jeune sur ce cliché que même en connaissance de cause, elle parvenait difficilement à le reconnaître. Dépourvue de son habituel froncement de sourcils orageux, sa figure était transformée. Détendue. Avait-elle déjà vu son père sourire ainsi ?

Avant la pluieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant