Chapitre 12 : Hors du temps

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Le premier de Cendres arriva sans que Lisabeth n'eût ressenti le passage des jours.

Les Prescant appartenaient aux familles influentes de Silsedelle et invitèrent, à ce titre, nombre d'amis qui emplirent leur grand chalet vitré dès la tombée de la nuit. Lisabeth les salua aux côtés des ses hôtes en essayant de retenir l'avalanche de noms qu'on lui citait, tout en sachant qu'elle se dévouait à une cause perdue, ayant oublié tout ce qu'on lui avait dit dès l'arrivée du deuxième couple. Elle fut étonnée de remarquer que malgré l'affluence de convives – des familles, pour la plupart, toutes comportant au moins deux ou trois enfants –, Anita et Henry paraissaient connaître chacun de manière intime, sincère ; il ne s'agissait pas d'une simple réception sociale ou politique. Ils s'embrassaient comme s'ils se fréquentaient depuis toujours, discutaient avec animation, riaient avec les enfants qui se rassemblèrent vite dans un coin du salon pour entamer un jeu dépourvu d'adultes. Au total, ce fut huit clans qui se retrouvèrent avec joie sous le toit des Prescant.

Lisabeth se tenait à un entre-deux un peu embarrassant, trop âgée pour rejoindre les marmots, mais encore réticente à se mêler aux parents, d'autant qu'elle était la seule à ne connaître personne. Malgré tout, elle se sentit vite intégrée et se retrouva emportée dans une discussion avec l'un des couples les plus âgés de la soirée, qui baragouinait quelques mots de tascan. Elle dut décrire avec profusion de détails la région d'Artemoires ; elle s'appliqua à incorporer à son récit les maigres termes d'allabore qu'elle maîtrisait, par égard pour ses interlocuteurs. Toute à sa conversation, elle remarqua à peine qu'Henry avait forcé James à quitter son bureau et à se joindre aux réjouissances, et décida de ne pas se soucier de son père.

Comme elle n'avait emporté aucun habit élégant lorsqu'elle avait quitté Artemoires – hormis la toilette bleu et or, bien trop stricte pour un tel rassemblement –, Anita lui avait gracieusement prêté l'une de ses tenues. Les modes de Silsedelle différaient radicalement de celles de Tascanie, plus libérées, paradoxalement plus légères dans un pays aux températures pourtant plus rudes. La robe d'Anita, brodée de sequins dorés sur toute sa hauteur, couvrait seulement ses épaules de manches vaporeuses puis découpait dans son dos un décolleté vertigineux, qui ne s'interrompait qu'à la chute de ses reins. Le tissu s'arrêtait sous ses genoux où une rangée de franges brillantes était cousue à l'ourlet, et ne dissimulait en rien les formes de la jeune fille. Elle ne portait même pas de corset. Sa morphologie divergeant de celle d'Anita, elle avait dû reprendre la taille avec quelques épingles à nourrice mais le résultat n'était pas déplaisant. Anita lui avait aussi cédé une paire de bas très fins, soyeux et translucides, qui ne protégeaient ses jambes que du froid et certainement pas des regards, ainsi qu'une paire de sandales à lacets rehaussées de talons si hauts que Lisabeth était sûre qu'elle en dégringolerait avant la fin de la soirée.

Elle ne s'était jamais sentie aussi adulte. Ni aussi indépendante. L'impression était grisante, ô combien agréable. Elle ne tenta pas d'attacher ses boucles insoumises qu'elle laissa rouler contre ses omoplates.

Par contraste avec les parures scintillantes portées par les invités, le repas sembla très peu raffiné, bien que fort convivial. On avait mis à fondre la tonne de fromage achetée dans un immense caquelon posé au milieu de la table, fromage dont on recouvrait ensuite un mélange de purée de pommes de terre et de charcuterie à sa propre convenance. Selon les habitudes culinaires de Silsedelle, les plats contenaient très peu de verdures et ils avaient beau être aussi nutritifs que délicieux, Lisabeth était soulagée que leur arrêt en ces lieux ne soit pas définitif, sans quoi son foie aurait rendu l'âme en quelques semaines. Le repas était accompagné de ce vin blanc très sec que les montagnards ingurgitaient à foison et que Lisabeth avait appris à apprécier au cours de son séjour.

Avant la pluieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant