Chapitre 59 : Le chagrin du ciel

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Malgré la pluie, la Citadelle fourmillait de monde. Une charrette s'était enlisée dans une coulée de boue et son propriétaire s'écharnait à la décoincer, aidé d'un voisin charitable. Une partie des caissons qu'il transportait s'était répandue au milieu de la voirie et se trempait de vase. Des bicyclettes avaient été arrachées à leurs attaches et s'entassaient dans un éclat de pavé empli de tourbe. De grosses gouttes molasses s'écrasaient sur la chaux des bâtiments, dans des bruits élastiques.

Le chemin qu'empruntait habituellement Lisabeth était barré par une vomissure de limon que l'averse transformait déjà en bouillie infâme. La jeune femme n'insista pas. Il serait de mauvais ton de se faire emporter par un glissement de terrain en essayant d'escalader cette fange. Dans cet affairement, personne ne prêta attention à la demoiselle trop bien vêtue pour le quartier qui se baladait avec une carabine presque plus haute qu'elle. Elle se sentait légèrement rassurée depuis qu'elle avait atteint le centre de la basse-ville ; la vie et le nombre qui y grouillaient infusaient un sentiment, peut-être faux, de sécurité.

Lisabeth bifurqua dans les ruelles encore praticables en songeant qu'elle pouvait contourner l'obstacle par la place du Marché aux Poissons. Elle évitait d'ordinaire l'endroit toujours bondé, mais le marché était sans doute annulé aujourd'hui : par ce temps, elle doutait que quiconque se soit hasardé à la pêche.

Ses bottes pataugèrent dans les flaques. L'eau avait déjà infiltré le cuir pour imbiber ses bas, jusqu'à ses pieds qui macéraient dans un clapotis glacial. Il y avait des orteils qu'elle ne sentait plus. Encore pressée par son angoisse, elle ne réalisa pas immédiatement qu'elle avait de l'eau jusqu'aux chevilles.

Elle s'immobilisa dans la petite rue. Quelques habitants la remontaient en sens inverse, les traits marqués par l'inquiétude. L'irrégularité du terrain créait un renflement dans les pavés qui devait sans doute causer cette accumulation de pluie. Pressée, elle reprit sa course, chaque pas soulevant des gerbes bruyantes dans son sillage.

Elle reconnut le coude que décrivait la ruelle, où s'alignaient l'épicerie, la boulangerie, le cordonnier et le serrurier. A l'autre bout, l'artère se séparait en deux bras dont l'un menait à la place au marronnier, où vivait Salomé. L'épicier avait rangé les étals de légumes qu'il exposait d'ordinaire devant sa vitrine. Lisabeth évita une famille qui progressait dans l'autre sens et bouscula un type sans le vouloir. Il l'abreuva d'invectives en patois, peu refroidi par le fusil qu'elle tenait à la main ; comme les autres, une crainte sourde, distante, semblait l'animer. La jeune femme s'enfuit sans demander son reste. L'alarme des habitants commençait à la gagner, elle-aussi, à en faire ressurgir son angoisse précédente. Un grondement lointain de tonnerre fit trembler le ciel, par-delà les collines de la capitale. Les piétons s'immobilisèrent un instant pour l'écouter et le saluèrent d'une clameur de protestation.

— Lisabeth ! glapit-on sur son passage.

La jeune femme freina en glissant dans l'eau. Edie lui courut après pour se réfugier dans ses jambes. Sa tête nue avait accueilli l'averse sans réserve et ses cheveux sombres pendouillaient en mèches humides contre son front.

— Qu'est-ce que tu fais là ? s'effara-t-elle, réaction provoquée par son état parce qu'elle savait qu'il habitait dans cette rue.

— J'ai perdu ma tante, renifla-t-il contre sa cape. Il y a trop de monde.

Lisabeth referma ses bras autour de lui. L'eau s'écoulait autour d'eux en petits courants alertes, à présent. Edie en avait jusqu'aux mollets. Devenait-elle folle, ou le niveau montait-il ? Elle sentait le liquide froid attaquer ses bas et sa peau hérissée, à la limite de ses bottines.

Elle attrapa la main du garçon et l'encouragea à courir. Ils cavalèrent dans le sens du flot, poussés par le gargouillis boueux qui leur battait les jambes et les entraînaient plus rapidement vers le bout de la rue. Lisabeth visait toujours la boutique de Salomé mais son instinct la tirait plus loin encore, vers les côteaux de la Dantane, vers les hauteurs.

Avant la pluieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant