Chapitre 37 : L'ange gardien

215 11 60
                                    

Elle arriva hors d'haleine sur le pas de la boutique d'Aife.

Elle avait tenté d'emprunter des détours lors de sa fuite épeurée, de quoi semer de potentiels poursuivants lancés sur sa trace, mais avait rapidement abandonné au profit du trajet le plus écourté existant. Elle se souvenait encore du plan des hauts-quartiers qu'Isaac l'avait obligée à apprendre par cœur. Elle ne disposait que d'une brève avance ; l'Archeduc devait avoir appris son intervention, que ce fut par les gardes royaux ou par le mercenaire qui avait échoué à l'assassiner. Les gardes perdraient sans doute du temps à fouiller le palais et la demeure de son père mais les hommes d'Ufiant, eux, sauraient se présenter tôt ou tard aux portes d'Aife.

Au bord de l'évanouissement, Lisabeth s'engouffra dans la petite officine à grand fracas. Sa poitrine l'écartelait. Elle manqua de s'étaler en trébuchant sur le perron et se retient de justesse, son autre main montant par réflexe contre la tête d'Ange. Le bébé s'était montré atrocement silencieux au cours de leur galop fou au travers de la ville et elle perdit une seconde à défaire l'agglomérat de couvertures dans lequel elle l'avait emballé, pour vérifier qu'il respirait toujours.

Ses joues rondes avaient repris un peu de couleurs sous les lacérations du froid, mais sa tête dodelina dès qu'elle fut libérée de ses entraves, roulant sur le côté sans tonicité. Elle glissa son index entre ses doigts, espérant le faire réagir à nouveau.

Fotra de casse de colhon ! éructa l'énonciation fluide d'Aife alors qu'elle titubait dans l'accès de l'arrière-boutique. Son pied rencontra une malle et elle jura à nouveau : – Casse ! Eliance ?! Qu'est-ce que c'est que ce foutoir ?!

Sans doute parce qu'elle était tombée du lit, ses tresses, pour une fois libres, ondulaient en mille petites torsades noires jusqu'à ses hanches. Elle agrippait sur ses épaules une cape en soie qui devait recouvrir ses vêtements de nuit. Ses yeux s'écarquillèrent à outrance lorsqu'elle aperçut l'état de Lisabeth et le bébé qu'elle tenait entre les bras.

— Oh, fotra ! cracha-t-elle un peu plus fort. Ne me dis pas qu'il s'agit de qui je pense !

— Aife, je suis vraiment désolée, mais j'ai besoin de votre aide, souffla Lisabeth sans relâcher son étreinte sur l'enfant.

— Eliance, bordel ! Je n'ai aucune envie de savoir ce que tu fous sous mon toit à cette heure avec Son Altesse Sérénissime le Prince Héritier au trône de Tascanie ! Ne me mêle pas à tes couillonnades !

— Pitié, hoqueta la jeune fille.

L'apothicaire s'immobilisa dans l'espace assombri de sa boutique, l'air désemparé. Sa cape glissa légèrement sur ses bras ; elle la rattrapa avant qu'elle ne chute tout à fait, puis émit un long soupir.

— Ne me regarde pas comme ça, reprocha-t-elle. Mèrde, je suis dedans avec toi jusqu'au cou, n'est-ce pas ? Mais qu'est-ce qu'il t'a pris d'enlever ce foutu gosse ?

— Il va mal, sanglota Lisabeth. La machine est sa dernière chance.

Aife s'approcha et s'agenouilla à ses côtés. Ses longs doigts fins caressèrent doucement la tête du prince, dont les paupières cillèrent au contact, sans s'ouvrir tout à fait.

— On a vu plus frais, vertai, admit-elle.

— Dites-moi que la machine est prête, supplia la plus jeune.

Son interlocutrice soupira à nouveau, ses épaules semblant ployer sous la fatigue. Avec résignation, elle se releva, puis indiqua à son invitée intempestive de la suivre. Lisabeth rassembla comme elle le put les dernières forces de ses muscles brûlants et se hissa sur ses pieds, pressant Ange contre elle. Rien n'avait changé dans l'arrière-boutique depuis sa dernière visite, deux mois plus tôt alors que son père était venu convaincre l'apothicaire de travailler pour leur compte. La cuisinière à gaz et la vasque s'enfonçaient dans un comptoir débordant de plantes de toutes allures, et les restes de gâteaux secs traînaient sur la table à côté de la théière froide. Un lit rond en forme de nid était poussé dans un coin de la pièce, derrière une imposante chaise à bascule du siècle dernier dont le tissu passé avait perdu ses couleurs. La place manquait pour d'autres meubles mais cela n'empêchait pas les livres de s'accumuler dans tous les recoins, débordant en piles sur chaque fragment de sol et se nichant dans les crevasses sans organisation apparente.

Avant la pluieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant