Chapitre 8 : Aiguerouge

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Lisabeth ouvrit de grands yeux devant le spectacle. Le temps s'était exceptionnellement levé dans la matinée et un soleil timide avait fait son apparition, caché derrière la grisaille. Sous sa lumière, les remparts qui embrassaient la ville scintillaient. La majeure partie d'Aiguerouge était déposée au centre de ces murs crénelés, sur une presque-île entourée par le large bras d'une rivière. La terre ocre qui en recouvrait le fond conférait à l'eau une couleur carmine vivace, presque opaque, qui fascina Lisabeth tout au long de leur descente jusqu'à la porte principale de la ville.

Elle saisit rapidement pourquoi son père avait dit qu'ils se dissimuleraient avec aisance dans cet endroit. Aiguerouge grouillait de monde. La taille consistance de son port fluvial – celui par lequel leur premier bateau aurait dû arriver – en faisait une plate-forme du commerce dans le sud du pays. Un grand nombre de légendes couraient sur la couleur de la rivière, lui conférant toute sorte de pouvoirs magiques : elle bénirait les marins, bénirait les maisonnées, bénirait d'un enfant les couples infertiles qui s'y ablutionneraient nus et qui savait quoi d'autre... Une chose était certaine, ces contes attiraient les touristes.

Ils descendirent de cheval pour traverser l'un des ponts suspendus qui menaient à la ville, et se glissèrent à travers la masse. Lisabeth s'était attendue à ce qu'ils détonnent avec leurs tenues salies et leur dégaine due aux nuits consécutives passées sur un sol inconfortable, mais la population de l'endroit se révéla tellement hétérogène que la jeune fille, qui n'était jamais sortie du petit vidomnat de son père, dut se retenir de tout dévisager avec des airs d'ahurie. Elle aperçut des aristocrates, bien sûr, mais également des militaires, des artisans aux tabliers souillés, des tenues de marin, des voyageurs, même un homme qui jouait d'un instrument qu'elle ne reconnût pas. Les rues débordaient de vie, animées d'échoppes, de couleurs et de voisins qui se saluaient à travers leurs fenêtres ou trinquaient à même le trottoir, sans se soucier des passants qui devaient les contourner. Lisabeth s'imagina vivre dans un tel endroit et songea qu'elle aurait aimé subir une telle effervescence quotidienne.

Elle n'eut malheureusement pas l'occasion de s'en imprégner au-delà. Isaac les mena jusqu'à la rangée de petites habitations qui bordaient les quais, d'anciennes maisons de pêcheur qui servaient aujourd'hui en majeure partie au stockage des cargaisons maritimes. L'une d'elles leur offrirait une cachette tant qu'ils demeureraient à Aiguerouge. Apparemment, l'endroit était sûr, déjà utilisé lors de précédentes escales.

— Restez cloîtrés à l'intérieur. Tous les deux, fut la consigne d'Isaac dès qu'ils intégrèrent leurs nouveaux pénates. Ne sortez sous aucun prétexte, sauf urgence vitale absolue.

Lisabeth accueillit l'ordre sans excédent de joie, elle qui s'était déjà préparée à découvrir les merveilles de la ville. Le sentiment était visiblement partagé par son père. À la contrariété qui fronça tous ses traits, il n'avait pas prévu de demeurer enfermé entre quatre murs.

— Je suis sérieux, James, insista son assistant en regardant son seigneur dans les yeux. Laisse-moi régler ça sans te mettre en danger. Je te donnerai mon signal lorsque les rues seront sûres.

Le vidomne piaffa de manière qui aurait pu paraître affirmative. Lisabeth devina, en le regardant faire les cent pas dans la pièce alors qu'Isaac n'était même pas encore parti, que les capacités de son père à patienter sagement en un endroit clos étaient très limitées. Un trait de caractère dont elle avait dû hériter.

L'assistant s'accorda un verre de vin avec son supérieur avant de partir ; geste qui parut calculé dans le but de calmer les grommellements du vidomne, qui se prouva effectivement plus conciliant après ingestion du liquide. Lisabeth nota cette information dans un coin de son esprit, au cas où. On lui avait également servi un verre, qu'elle fit tourner quelques instants dans ses mains avant de décider quoi en faire. Elle n'avait jamais bu de vin non coupé d'eau, occurrences déjà exceptionnelles, lors de grands événements – qui survenaient peu à Artemoires. Finalement, elle céda à sa curiosité et trempa ses lèvres dans sa coupe. La substance riche de la boisson se colla à son palais ; elle trouva le goût très fort, pas entièrement désagréable, nuancé de quelques subtilités déroutantes. Elle se sentait surtout étrange de goûter à une boisson qu'on lui avait toujours présentée comme masculine.

Avant la pluieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant