Chapitre 39 : Impur

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Le mois de Calendes 1477 astreignit les habitants de Castelnave à une quinzaine de froid comme la capitale en avait peu connu depuis les débuts du siècle. Le givre fut drastique mais bref ; s'effaçant bientôt au profit de la grisaille des Nones, puis du redoux des Ides. Lisabeth passa la majeure partie de ces mois d'hiver seule. Ébranlée par sa précédente expérience, elle avait préféré ne plus s'éloigner du palais de façon extensive, érodée par la peur irrationnelle qu'un nouveau malheur arrivât à Ange. Elle avait adopté un rythme matinal, où elle occupait ses premières heures de jour à l'hôtel de son père, à s'acharner sur le sac de sable et les cibles de tir – plus que jamais, sa nuit dans l'officine d'Aife avait renforcé son obstination à affûter ses compétences. Elle prenait ensuite le thé avec Josué, dont elle avait appris à apprécier la compagnie placide, puis retournait au palais royal avant l'heure des mondanités. Un programme qui la décalait complètement de la cadence tardive et languide de la cour. Elle n'en avait cure. Il n'était plus très en vogue de rechercher sa compagnie : elle s'était aliéné ses rares amis depuis le scandale Sezaret et le reste des nobles la considéraient comme une paria maintenant que son père était devenu un meurtrier en fuite.

Elle s'accommodait de cette solitude. Son esprit n'était pas aux frivolités de complaisance, mais elle regrettait un peu cette sensation d'inertie. Elle ne savait plus à quoi appliquer ses mains pour se sentir utile. Pendant les premiers jours, elle s'était docilement rendue auprès d'Embret et Morante comme l'avait souhaité la reine ; les aspirants chirurgiens avaient toutefois rapidement compris les limites de sa participation – elle leur avait communiqué l'étendue de son savoir en trois phrases, peu ou prou, et ne possédait malheureusement plus de copie du carnet à leur fournir. Aife était partie avec son exemplaire et, si elle se doutait qu'Isaac avait dû en dissimuler d'autres versions dans des endroits fumeux, elle n'était parvenue à reproduire l'exploit de percer les secrets de l'assistant de son père. Embret et Morante avaient donc débuté leur étude de la machine sur la base de leurs seules observations ; s'ils avaient toléré sa présence pendant leurs analyses, elle s'était très vite lassée de s'ennuyer pendant des heures sur une chaise et avait mis un terme à leurs rencontres. Elle ne partageait pas vraiment leur enthousiasme pour cette avancée scientifique, ne possédait pas non plus la patience nécessaire à se plonger dans cette énigme avec la dévotion que cela méritait.

Le fait était que, qu'elle l'acceptât ou non, elle ne pouvait plus rien pour le prince. Ange s'était considérablement fortifié ces dernières semaines. Sa cure écourtée dans l'atelier d'Aife lui avait été bénéfique, quoiqu'en pensât Maître Devarnes, et il avait récupéré le poids et l'animation attendues à son âge. En cas de rechute, il n'y aurait qu'à le brancher une seconde fois au prototype. L'Archeduc s'était très peu montré en public depuis l'événement et Lisabeth n'avait donc le loisir de deviner ce qu'il ressentait à propos de la situation ; il restait qu'elle avait accompli son objectif.

Et la sensation était... vertigineuse. Elle avait dévoué l'intégralité des derniers mois de sa vie à cette cause, de son réveil à son coucher, sans s'interrompre, une éternelle marche en avant. Elle avait abandonné sa vie précédente pour ce nouveau départ, en décidant qu'elle lui sacrifierait tout ce qu'elle estimait nécessaire. Elle n'était plus habituée au désœuvrement : l'impression que sa vie n'avait entretenu de sens précis avant ce jour fatidique où l'on avait tenté d'assassiner son père devant ses yeux, et que depuis le sauvetage du prince, elle était retournée à cette insignifiance, après une frénésie éphémère.

Cette réalisation la rendait paradoxalement tumultueuse. Ses journées oisives reflétaient ses nuits agitées, à ressasser son impatience comme un animal fiévreux. Elle conclut très vite qu'elle devait trouver un autre but à ses jours et décida de se consacrer à trouver le moyen de faire acquitter son père.

Avant la pluieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant