Chapitre 53 : Gens de bien

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Sylvien Destastres sortit du bureau de tabac en frissonnant sous l'assaut du vent froid. Il coinça le journal sous son bras et ouvrit le clapet de sa boîte à cigares. Comme il allait héler un cocher, un nuage de jupons lui passa sous le nez pour le devancer.

— Pardonnez-moi, je suis pressée ! lui lança l'impudente.

Destastres grinça des dents en piétinant la neige fondue du trottoir.

— Dites-donc...

Il s'interrompit en reconnaissant la fille d'Artemoires. Elle était plutôt jolie dans le long manteau pourpre qui recouvrait jusqu'aux plis de sa robe, une étole de fourrure autour des épaules, les boucles sauvages de sa chevelure maintenue par un chapeau à ruban. La jouvencelle le reconnut à son tour, à en croire la lueur qui anima ses grands yeux bruns.

— Ah, Monsieur Destastres, le salua-t-elle.

Il se courba devant elle comme le souhaitaient les convenances. Elle semblait un peu moins farouche que lors de leur dernière conversation.

— Quelle excellente surprise, Mademoiselle d'Artemoires, commenta-t-il en réprimant son agacement et le froid qu'il sentait monter dans ses bottes.

Elle se contenta d'une moue dubitative sans lui rendre sa formule, mais poursuivit la discussion d'elle-même, ce qui était une agréable surprise :

— Que faites-vous dehors par ce temps exécrable ?

— Ce n'est pas le froid qui bridera mes habitudes, répondit-il en levant son cigare. Il la vit grimacer, probablement sans en avoir conscience, et ajouta avec un coin de sourire : – On a tous nos vices.

— Hm, douta la demoiselle en relevant son nez pointu d'un air hautain.

Le bout du nez en question était devenu rouge sous l'assaut du gel. Cela faisait disparaître les éphélides qui parsemaient ses pommettes.

— Écoutez, Monsieur Destastres, je ne veux pas vous retarder, mais vous tombez bien... finit-elle par reprendre en triturant le bout de ses gants. J'ai repensé à votre proposition...

Patient, il l'écouta sans intervenir alors qu'elle se taisait à nouveau. Le dilemme était évident dans son expression. Elle allait devoir mettre sa fierté de côté, un exercice toujours difficile pour les petites bêcheuses dans son genre. Il lui adressa un sourire encourageant.

— Vous savez, je... hm...

Elle rougit d'irritation. C'en était captivant.

— Si vous en avez toujours l'envie, nous pourrions peut-être discuter. Un jour.

Elle se drapa dans une expression dédaigneuse, mais le mal était fait. Destastres se retint de sourire de toutes ses dents. Il inclina la tête dans une expression affable qu'il avait travaillée. Malgré ses doigts gourds, il fouilla les poches de son pantalon, pour en extraire l'une de ses cartes de visite qu'il tendit à la jeune fille.

Elle s'en saisit, cette fois.

— Faites-moi porter un message, proposa-t-il.

La demoiselle hocha la tête, la mine encore renfrognée. Il lui céda galamment la première calèche et agita la main à son égard alors qu'elle s'éloignait, prêt à prendre son mal en patience. La bise glaciale lui mordit la peau. Cela valait le coup. Il porta enfin le cigare que ces bavardages l'avaient empêché de fumer à ses lèvres et l'embrasa. D'humeur magnanime, il craqua une seconde allumette pour la femme en tenue d'ouvrier qui s'approcha, une cigarette grossièrement roulée au bec. La travailleuse lui grogna un remerciement de l'accent rude des bas-quartiers.

Avant la pluieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant