Chapitre 69 : Les idées troubles

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L'air était plaisant en ce début tout jeune d'été tascan. Après la canicule qu'ils avaient subi l'année précédente, puis les gelées effroyables de l'hiver et les pluies diluviennes couronnées de l'inondation, il était pourtant légitime de se demander si le ciel n'avait pas, réellement, décidé de déverser son ire sur le royaume. Lisabeth apprécia la caresse affectueuse du soleil sur ses avant-bras nus, secondé par une légère brise qui rendait la taille haute de son pantalon en lin supportable. La visière de son béret et le grand journal qu'elle avait déplié devant elle lui accordaient l'ombre nécessaire.

Aujourd'hui encore, comme depuis deux semaines, l'une des sections du quotidien parlait de l'attentat de la gare. Les premiers temps, les articles s'étaient concentrés sur les victimes – on avait totalisé cent quarante-trois morts, avec un décompte absolu qui s'élevait à trois cent soixante-quinze blessés. La tendance des chroniques se portait désormais essentiellement sur les retombées politiques de l'attaque. La Cardeine avait assez mal pris que l'on traite ses ressortissants comme de la vulgaire chair à canon, et parlait d'une fermeture des frontières, pour se protéger des remous de la Tascanie qui avait sombré si l'on écoutait leurs dires dans une véritable guerre civile. Grâce Soleigre et le Ministres des Affaires Étrangères, Abram Anselme – l'oncle du roi, s'escrimaient en pourparlers pour les convaincre de temporiser cette décision radicale. Une partie majeure de leurs importations en provenance du centre du continent passait par les routes cardes et de telles restrictions impacteraient fâcheusement l'économie du pays.

Lisabeth parcourut en diagonale l'éditorial. Le fond demeurait sensiblement similaire à celui de la veille, en pénurie d'information neuve. Comme elle venait traîner tous les jours dans le coin, elle avait pris l'habitude de décrypter le canard pour tromper son ennui. Il n'y avait pas grand-chose d'autre à faire, aux abords de cette ancienne université ; elle en avait fait le tour plusieurs fois, changeant de banc de temps à autre pour se dégourdir les jambes et éviter d'attirer l'attention. Une figure comme la sienne se fondait de toute façon bien dans la masse pullulante de la Citadelle – même si cela se voyait qu'elle n'était pas un garçon. Le quartier ne manquait pas de jeunes filles en uniformes ouvriers. Un type pressé lui avait même proposé une cenne pour délivrer un colis, quelques jours plus tôt. Elle lui avait prétendu qu'elle accomplissait déjà une course, excuse qu'il avait accueillie avec scepticisme vu qu'elle lézardait sur un banc dans une posture avachie.

La personne dont elle aurait souhaité la conversation se laissait désirer. Elle flânait pourtant ouvertement à proximité de l'entrée des souterrains, en espérant se faire aborder par Talma. L'enragée avait jusque-là bondi sur chaque occasion de la suivre ou l'assaillir lorsqu'elle s'était promenée seule. Peut-être la fille flairait-elle le piège. D'un geste machinal, Lisabeth chercha Isaac du regard dans les alentours. Ce n'étaient pas les cachettes qui manquaient – dans la rue passante, jonchée de charrettes de marchandises, avec son comptoir à tabac, la petite terrasse de son bistrot crasseux et son atelier de charpenterie, lequel était pris d'assaut depuis les ravages de l'inondation. De l'autre côté, un parc en jachère mais tout de même fréquenté par des bandes d'enfants livrés à eux-mêmes, laissait deviner derrière les ramures de ses arbres les bâtiments détériorés de l'ancienne université. Lisabeth n'était jamais parvenue à discerner où que ce fut la silhouette de son collègue, même en sachant très bien qu'il se trouvait là, proche. Elle s'obligea à cesser de l'épier. Cela ne lui donnait que l'air suspect.

— Pourquoi tu traînes ici ?

Lisabeth rabattit son journal. La figure malingre de Talma était repliée de l'autre côté du banc, la capuche de son haillon recouvrant ses cheveux sombres comme si elle craignait le contact du soleil. Ses poignets faméliques dépassaient de ses manches noires, pâles comme des ossements. Lisabeth dut empêcher ses muscles de se tendre et son pouls d'accélérer sous l'angoisse, cette même angoisse qui la poursuivait depuis qu'elle avait discerné cette silhouette pour la première fois, au fond d'une ruelle, le jour de l'anniversaire du prince.

Avant la pluieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant