Chapitre 38 : Le vent tournera

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Allongée sur le dos contre le sol de la prison, Lisabeth contemplait les hauteurs de sa cellule en laissant ses pensées fluctuer librement. Il n'y avait ni organisation ni objectif dans ces contemplations, simplement du bruit, un bruit de fond qu'elle ne parvenait à taire. Qu'arriverait-il, à présent ? Elle n'en avait aucune idée. Les prémices de son futur semblaient s'être interrompues brusquement lorsque l'assassin de l'Archeduc était entré dans sa chambre et qu'elle avait décidé d'enlever Sa Majesté l'Héritier au Trône Royal. Plus que tout, elle était ravagée par un soulagement si intense qu'il en éclipsait tout autre considération. Elle n'avait pas réalisé à quel point elle s'était persuadée qu'elle allait mourir cette nuit-là, inéluctablement, et Ange avec elle.

Eh bien, Ange n'était pas mort. Il semblait même que par un inconcevable miracle, la machine avait fonctionné, au moins en partie ; même depuis les replis humides des geôles, elle avait entendu la rumeur, celle du rétablissement inattendu du prince et de l'automate fabuleux qui avait résolu le mystère sur lequel tous les médecins royaux s'étaient cassé les dents. Ange allait – mieux. Mieux qu'il ne s'était prouvé depuis sa naissance.

Elle-même vivait toujours, quoique peut-être plus pour longtemps, selon la sentence que la justice royale édicterait. Elle ne savait quoi faire de ce répit. Était-ce ce qu'avait ressenti son père, cantonné dans ce cachot, à écouter l'écoulement lent des gouttes sur la pierre glaciale en attendant son heure ? Elle monta un bras à son front pour couvrir ses yeux, sans bouger de sa position, les jambes repliées à la verticale malgré les tiraillements dans ses muscles, dans son bassin en contact avec le pavé vermoulu, malgré le froid du sol qui figeait peu à peu les os de son crâne. Sa vessie s'était réveillée quelques temps plus tôt et l'asticotait, mais elle s'efforçait d'en oublier les crampes. Il n'y avait qu'un pot en fer souillé dans cette cage dont elle n'avait aucune envie de s'approcher.

Pire que tout était l'ennui – oppressif, écrasant, si immensément silencieux qu'il laissait libre court à la cacophonie de son esprit.

Par soucis d'économie de mouvement, la jeune femme ramena son pied près de son corps et glissa une main dans sa botte, sans modifier sa position. Elle en tira une courte lame qu'elle amena au-dessus de ses yeux pour en admirer les reflets à la faible lumière. Le mercenaire commissionné par Ufiant avait planté cette lame à travers son matelas et très succinctement manqué sa propre gorge – et dire que tout ceci était survenu quelques heures plus tôt à peine. Le souvenir se troublait dans son esprit, comme les suivants. Au moins avait-elle pu arracher l'arme à son attaquant ; un bien maigre trophée, qu'elle examina sous toutes ses coutures comme si celui-ci pouvait lui livrer les secrets de l'univers.

Son pouce effleura les gravures passées de la tranche. Les années en avaient émoussé les reliefs, mais elle pouvait toujours distinguer quelques lettres, ciselées en capitales grossières : Cov. Rò. Elle ne savait comment interpréter l'inscription succincte. S'agissait-il d'initiales, l'abréviation du nom de celui qui l'avait attaquée ? Ou d'un code bien plus prosaïque, peut-être la griffe de l'artisan qui avait conçu ce couteau. Dépourvue de piste, elle rangea l'arme dans sa botte, la tête trop secouée pour s'attarder sur cette énigme – ses yeux la brûlaient déjà. Étonnamment, on ne l'avait pas fouillée avant de la jeter dans cette prison et elle avait pu conserver sa petite dague. L'agitation exceptionnelle ayant suivi la saisie de la boutique d'Aife avait dû escamoter l'exigence de l'esprit des gardes. Malgré les corps éparpillés dans la pharmacie criblée de balles, ils avaient sans doute songé que l'adolescente éplorée ne représentait pas grand danger. Eh bien. Elle ne comptait planter personne avec ce poignard, après tout.

Il se passa un certain temps qu'elle ne sut quantifier avant qu'on ne vienne la chercher. Sa vessie avait gagné le siège mental et, n'y tenant plus, elle avait dû se résoudre à utiliser le pot en fer, malgré le soldat qui la surveillait négligemment quelques geôles plus loin. Elle avait rarement connu circonstance plus humiliante mais décida de ne pas s'appesantir dessus. Elle se trouvait sans doute au-delà de ces considérations lorsqu'on ne lui avait pas offert de se laver depuis les événements de la nuit et qu'elle était toujours couverte de crasse, collée par l'odeur de mort, de poudre noire et de sang. Le soldat qui l'obligea à se redresser n'adressa qu'un froncement de nez à sa condition, sans daigner lui expliquer où il l'emmenait.

Avant la pluieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant