Chapitre 66 : Le chant du cygne

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La surface lui brûlait toujours les yeux. Elle était faite pour la nuit et les ombres.

Elle avait retardé ce retour, cherché maintes excuses malgré sa dernière discussion avec son envoyé divin. La honte lui courbait l'échine quand elle y repensait. Ses instructions étaient pourtant simples. Éliminer Lisabeth – son reflet – et ainsi laisser le champ libre pour sauver le prince. Elle avait déjà suffisamment repoussé l'échéance. Ses doutes n'importaient pas. Il était celui qui savait. Magnanime, il l'avait même laissée étancher sa curiosité puérile ; maintenant qu'elle avait constaté de ses propres yeux qu'elle ne la ramènerait pas à la raison, elle aurait dû se ranger derrière les consignes de son guide.

Pourquoi se sentait-elle toujours incertaine ?

Elle maudissait les faiblesses de sa condition humaine. Peu importait à quel point elle tentait de les discipliner, il lui semblait qu'elle ne parviendrait jamais à s'élever au-dessus de ces vices, incrustés dans sa nature profonde, pour atteindre la sérénité recommandée par les écritures. L'hésitation, propre aux égarés, en faisait partie. Elle jeûnait depuis cinq jours pour essayer de s'éclaircir l'esprit. Sans grande efficacité. L'échec l'agaçait, en plus de l'humilier. Lassée de n'avaler que de l'eau sacrée en espérant en vain que cela la rendrait moins faillible, elle s'était collé quelques gifles mentales et avait décidé qu'il était plus que temps de s'acquitter de sa mission.

La surface bruissait, agressive. Trop de lumière. Trop de monde. Talma n'aimait pas cet univers, celui des hommes perdus et des pêcheurs. Elle entoura un peu plus les pans sombres des haillons de sa cape autour d'elle, en guise de protection.

Elle ne se rendit pas directement chez Lisabeth. La crainte de retomber sur l'homme qui se trouvait avec elle, la dernière fois, tirait sur les coins de sa conscience. Celui-là était dangereux. Elle avait cru qu'elle ne s'en débarrasserait jamais. Plutôt, elle erra aux abords de la grande demeure cossue, convaincue qu'elle finirait par trouver sa cible ; elle connaissait ses habitudes, glanées lors de ce temps passé à l'observer. Le seul mystère non résolu était l'endroit où elle se réfugiait à la Citadelle. Talma n'avait jamais réussi à la suivre dans les ruelles labyrinthiques de la basse-ville, jamais jusqu'à sa petite cachette.

Elle frotta ses yeux, blessés par le soleil. Il fallait attendre. Elle était très patiente.

Quand elle n'avait rien d'autre à faire comme en ce moment, elle méditait. Dissocier son esprit dans une transe calme, immuable, était devenu une seconde nature. On leur apprenait cet exercice très tôt. Ses yeux demeuraient ouverts, son corps aux aguets, mais elle parvenait à détacher sa conscience pour la purger de ses éléments superflus, se recentrer sur elle-même, et cela l'aidait. Pas autant que lorsqu'elle priait, cela fonctionnait bien mieux lorsqu'elle pouvait ancrer sa contemplation sur les pointes dans sa chair, mais elle se contenterait de ce que la surface pouvait lui offrir.

Son corps cilla. Ce qu'il restait dans son crâne lorsqu'elle retirait son esprit signala qu'il l'avait vue : la silhouette de Lisabeth, qu'elle reconnaîtrait sans faute. Elle était sortie tête nue cette fois, sans son béret, avec de longues jupes de grande dame. Talma réintégra ses membres en s'étirant de tout son long, jusqu'à ce que ses articulations craquent, puis lui emboîta le pas.

Elle la fila quelques instants sans se manifester. Elle hésitait. Si elle était arrivée jusque-là, elle n'avait toujours pas pris sa résolution. Il aurait pourtant été si facile de remplir son contrat... Se fondre dans les ombres, quelques mouvements dans la foule, une lame qu'elle lui enfoncerait dans le dos. Personne ne verrait. Personne ne l'aiderait non plus avant qu'il ne soit trop tard. Si facile... Elle détailla le visage de ce reflet qui lui causait tant de soucis. Une figure ovale aux pommettes proéminentes, au nez pointu, dont l'arête apparaissait un peu déviée si on la regardait de trois-quarts. Des yeux bruns marqués, durcis par ses cernes qui tranchaient avec la douceur des taches de rousseur qui lui piquetaient les joues. Des cheveux clairs qui spiralaient jusqu'à ses épaules dans un chaos organisé. Un négatif d'elle-même, songea Talma. Les paraboles ne lui avaient jamais semblé aussi appropriées. Elles devaient avoir sensiblement le même âge, quoique Talma n'était pas sûre de sa propre date de naissance. Elle s'imagina un instant à cette place, si le monde avait été inversé : née dans ces bottes de princesse, choyée dans une grande maison et une grande famille sans jamais manquer de rien, sans privation, sans discipline, sans rigueur. Elle se serait sans doute aussi détournée de Dieu. Il n'y aurait eu personne pour lui apprendre, personne pour lui montrer le droit chemin. Ralentissant le pas sans s'en apercevoir, elle songea que ce qu'elle ressentait aurait dû être du dégoût, mais s'apparentait à de la pitié.

Avant la pluieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant