Chapitre 55 : A l'ombre, la lame

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Le redoux des Ides tascanes n'était pas qu'une formule, puisque le troisième mois de l'an 1478 acheva finalement la rigueur glacée qui les tiraillait. La longueur des jours augmentait, et Lisabeth eut du mal à le croire lorsqu'elle parvint à sortir sous un soleil tendre d'après-midi, habillée d'une simple veste de laine cardée – un peu trop ample pour elle, mais elle l'avait trouvée dans les armoires de son père. Elle glissa ses cheveux sous son col, abandonna tout chapeau et marcha d'un pas rapide jusqu'à la Citadelle.

Elle se retourna soudain en haut de la Cauradière. L'avenue était pourtant calme. Plus grand boulevard de la Citadelle, les pavés en son centre se fissuraient encore d'ancien rails de tramway, que l'on avait commencé à creuser puis abandonné avec la crise du charbon quelques décades plus tôt. On disait qu'ils serviraient à nouveau, grâce aux miracles de l'électricité, mais les progrès de la technologie n'avaient pas encore atteint ces sommets. Puisqu'il s'agissait de l'artère principale de la basse-ville, la vie grouillait, comme toujours, les ouvriers pressés après la pause de midi, les bicyclettes des garçons de course, les lavandières surchargées, qui se croisaient en s'évitant comme s'ils l'avaient répété.

Elle ne vit personne.

Elle enfonça ses mains dans ses poches alors qu'un frisson la parcourait. Il lui semblait pourtant sentir des yeux enfoncés dans son dos. Ce n'était pas la première fois qu'elle accusait l'intuition d'être suivie. Une ombre derrière elle, insaisissable. Le danger proche. Depuis l'anniversaire d'Ange, et la silhouette dans la ruelle, elle s'enfonçait dans une affreuse paranoïa. Chaque crissement lui flanquait des décharges d'angoisse.

Elle accéléra, presque inconsciemment, en rentrant la tête dans les épaules. Elle aurait dû prendre le chapeau.

Les pavés en pente eurent raison de son adresse et elle se tordit une cheville sur la chaussée défoncée. Elle se rattrapa d'un sautillement en ignorant l'éclosion de souffrance dans sa malléole. L'agitation monta dans ses entrailles. Elle tenta de la calmer de grandes inspirations. En plein jour, en pleine rue, il ne lui arriverait rien. Oui – mais il s'agissait de la Citadelle, les bas-fonds malheureux imprégnés de générations entières de misère que l'on avait emmurées là pour les oublier ; elle ne serait pas la première pauvre fille à succomber à sa rudesse et l'on détournerait la tête, comme pour les autres. Elle se sentit soudain très seule et jeta un nouveau regard par-dessus son épaule, en crispant ses doigts sur le couteau au fond de sa poche. Le boulevard lui sembla interminable.

Il y avait des bruits de pas derrière elle. Par-dessus l'animation de la rue, les roues et les bottes et la course, elle entendit les enjambées qui la suivaient. Deux sons réguliers, au même rythme que les siens. Elle devenait sûrement folle. Pour s'en assurer, elle s'arrêta devant le cordonnier, à côté de la charrette et du garçon qui la conduisait, en espérant que la compagnie dissuaderait toute agression.

Les bruits cessèrent.

Elle se retourna en reprenant sa fuite. Là, elle la vit : l'ombre. Entre deux passants, un bref éclat qui s'étira entre deux coins de ténèbres, la silhouette de la ruelle. Frêle, avalant toute la lumière. Lisabeth cligna des yeux et elle disparut. Elle eut l'impression que les sons autour d'elle s'étirèrent, s'assourdirent, ou peut-être était-ce le bourdonnement dans ses oreilles ; elle se mit à courir pour de vrai. Tant pis pour ceux qui se retournaient sur son passage avec circonspection.

Elle dévala la Cauradière à toute allure, survolant les pavés. La panique explosa dans sa gorge. Elle entendait son cœur battre à l'affolement entre ses côtes et accéléra encore, au mépris du chagrin dans ses jambes. Elle n'osait pas se retourner à nouveau, de peur de perdre du terrain. Comme une dératée, elle déboula dans le carrefour, freina une demi-seconde le temps de décider par où elle voulait s'enfuir et bifurqua dans la rue Thierce.

Avant la pluieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant