Lisabeth ferma la mâchoire, si durement qu'elle sentit la douleur se réverbérer dans ses dents sans parvenir pour autant à les desserrer. Elle était assise dans le creux du tronc du pommier à Artemoires, par-dessus une nappe à carreaux. En face d'elle, le Vidomne se tenait sur une branche dans un costume gris avec un nœud papillon à pois, une jambe croisée sur l'autre. Ils buvaient ensemble, un vin à la couleur écarlate, plus rouge que les pommes de l'arbre, les verres à pied posés en équilibre sur la nappe. Son père lisait des poèmes grivois à voix haute dans le plus grand des sérieux, alors qu'au bas de l'arbre l'intendant et la gouvernante protestaient à grands cris. Lisabeth gloussa lorsqu'elle vit son chien accourir en jappant et tenter de mordre le mollet de l'intendant, qui se mit à danser d'un pied sur l'autre comme un possédé pour le faire fuir. Elle porta son verre de vin à ses lèvres et but. Le vin avait un goût de fer, bien trop écœurant, qui la fit s'étrangler et tousser à n'en plus pouvoir. Le mouvement secoua son verre dont le contenu pourpre se renversa sur ses jambes. Elle toussa encore, incapable de respirer, avec la sensation que sa trachée se refermait sur elle-même. Sa robe était trempée de rouge et le liquide continuait de couler sur ses jambes, imbibait le tissu et gouttait sur l'écorce de l'arbre. Elle cracha un caillot de la taille de son poing et tomba de la branche. Un garçon la rattrapa. Il devait avoir moins de quinze ans, avec une peau brune et des cheveux noirs. Il lui sourit, bien qu'elle fût trempée de cette mélasse vermeille des pieds à la tête, ses cheveux agglutinés par cette poisse rouge qui suintait lentement sur les bras du garçon. Elle se détacha de lui mais le liquide continuait de grimper le long de ses bras, s'accumulant dans le creux de ses clavicules, tachant son cou. Bientôt, le fluide rouge lui coula par les yeux, puis la bouche. Il cracha et il y avait du verre brisé entre ses dents, et Lisabeth réalisa qu'elle tenait entre ses doigts serrés le pied du verre à vin cassé et elle tenta de retourner en arrière, terrorisée, effacer tout cela, revenir plus tôt, sur la branche de l'arbre, corriger l'histoire et enlever le liquide rouge du tableau mais elle était coincée, le corps tellement lourd qu'il lui semblait qu'elle ne bougerait plus jamais de sa vie. Elle le vit soudain, l'homme avec ses boucles blondes tombant sur ses yeux, et une sensation de malaise intense lui tordit le cœur alors qu'elle réalisait qu'elle était seule avec lui ; lui, ses yeux invisibles, la tentative de moustache et le sourire trop grand, étrangement trop grand, il était erroné, mauvais et l'homme tenta de l'attraper et Lisabeth crut qu'elle allait mourir et elle le frappa avec le pied du verre cassé en plein visage, plusieurs fois, jusqu'à ce qu'elle ne vît plus son visage et la porte de l'entrée s'ouvrit.
La suite qu'elle occupait au deuxième étage du palais était silencieuse, et la porte en était ouverte.
Lisabeth retint sa respiration au milieu des couvertures froissées, cette fois entièrement éveillée. Elle entendit malgré leurs discrétions les pas qui s'échouèrent sur le tapis. Le son l'évita, bougeant sans s'éloigner autour d'elle. Elle devina que l'intrus se dirigeait vers sa propre chambre, celle qu'elle avait occupée depuis son arrivée au palais – celle dans laquelle elle avait été incapable de se coucher, la veille au soir, pas lorsqu'il lui suffisait de fermer les yeux pour revoir le corps sans vie de Zecharie écroulé sur le matelas et que l'idée seule de se glisser sous la couverture avait contraint sa gorge d'une violente nausée. Elle avait presque pu sentir l'odeur épaisse du sang, à ce moment-là. Elle n'avait pas trouvé le courage.
Les pas s'étouffèrent pendant un instant. Elle ne les percevait presque plus, et comprima un peu plus son souffle, bloquant sa bouche et son nez sous sa main. Le bruit du sang dans ses tympans l'empêchait d'entendre ce qui se déroulait de l'autre côté du mur et elle avait l'impression que chacun de ses mouvements, même les plus infimes, résonnait d'un écho décuplé dans la nuit. Quand les souliers s'immobilisèrent sur le pas de la chambre autrefois occupée par le Vidomne d'Artemoires, Lisabeth cessa même de penser.
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Avant la pluie
ФэнтезиEn tant que fille unique du Vidomne d'Artemoires, Lisabeth a passé son enfance dans la solitude, enfermée sur les terres de son géniteur à subir une éducation destinée à la transformer en parfaite héritière : jolie, polie, sans cervelle. Elle rêve d...