Chapitre 67 : Affleurer

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Lisabeth songea qu'elle n'aurait jamais pu marcher tout le chemin jusqu'à l'hôtel de son père si elle avait été seule. En l'état, elle devait en grande partie de s'être maintenue sur ses pieds jusqu'au bout au bras d'Isaac passé autour de ses épaules. Arrivée à bon port, bien qu'elle eût envie de céder à sa fatigue et dormir pendant les deux ou trois prochaines années, elle prit d'abord un bain, pour se débarrasser de cette crasse collante aux odeurs de graisse calcinée qui lui engluait la peau. Elle sombra tout de même sans s'en rendre compte, puisqu'elle se réveilla au fond de sa baignoire, en entendant Isaac toquer à la porte pour s'assurer que tout allait bien. Elle n'eut pas le courage de lui trouver une réponse spirituelle. Les frissons que lui déclenchèrent l'eau froide la poussèrent à cesser ses ablutions, mobilisant ses dernières traces d'énergie pour passer sa robe de chambre et aller s'écraser au fond de son lit.

Elle dormit de ce sommeil imperméable, qui n'était pas un véritable sommeil, plutôt un état d'inconscience végétatif, comme elle en avait traversé sur les lieux de l'explosion et dans l'infirmerie du palais. Ce fut la soif qui l'en tira enfin, la ramenant dans le monde des vivants ; un assèchement de toutes les cellules de son corps comme elle n'en avait jamais connu, doublé d'une migraine épouvantable. Elle charria sa carcasse jusqu'au rez-de-chaussée, en quête d'un verre d'eau, pour découvrir qu'un matin radieux brillait à l'extérieur. Le matin de quel jour ? Elle était incapable de déterminer combien de temps elle était restée hors-course. L'inconsistance ouateuse de son esprit lui donnait envie de s'engloutir à nouveau dans le coma dès qu'elle se serait abreuvée.

Elle croisa Josué dans la cuisine qui revenait visiblement de ses emplettes. Il portait son béret et sentait le vent froid et le pollen.

— Ciel, s'effara le majordome en la voyant. Mademoiselle, vous vous êtes encore abimée.

Lisabeth tenta un petit rictus. Maintenant qu'elle s'était agitée, ses pansements commençaient à la démanger.

— Eh bien, cela faisait presque trois semaines, Josué, il était temps.

Il ne parut pas trouver cela drôle. La jeune femme avisa le journal qu'il avait abandonné sur la table et lui demanda si elle pouvait le lui emprunter, ce qu'il accepta évidemment. La date du jour – vingt-trois de Sextiles 1478 – lui indiqua que l'explosion ne datait donc que de la veille. La première page titrait bien entendu sur le sujet. Attentats de la gare : revendications religieuses ? L'article faisait l'état initial de trois-cents blessés et quarante morts déclarés, bien qu'aucun recensement officiel n'eût été réalisé depuis l'arrivée des secours. L'incendie du bâtiment avait été maîtrisé, au prix d'une destruction majeure de l'embarcadère. Un paragraphe mentionnait les relations actuelles de la Cardeine et de la Tascanie en concluant que le royaume voisin n'avait pour l'instant pas communiqué sur la question – la reine Grâce non plus. Avec une nausée montante, Lisabeth lut le reste en diagonale jusqu'au clou du spectacle : peint en grandes lettres noires sur les pavés de la place des Ronces, un nouveau message était apparu quelques heures après la catastrophe.

DIEU A PARLÉ

RENIEZ LE SANG IMPUR

Elle reposa le quotidien en se sentant mal. Le cœur au bord des lèvres, elle refusa le thé que lui proposa Josué.

— Vous savez où est Isaac ? lui demanda-t-elle.

— Je ne l'ai pas encore vu, non.

Elle réprima son envie d'aller directement frapper à la porte de sa chambre. Elle savait qu'il ne dormait déjà pas beaucoup ; ce n'était pas la peine de le déranger lorsqu'il n'avait rien demandé à personne. Ereintée par cette brève conversation, et la douleur qui frappait entre ses tempes, elle traîna des pieds à travers le couloir, jusqu'au salon où elle se pelotonna au fond d'un canapé. Elle crevait toujours de soif, mais elle craignait de rendre dans la seconde tout liquide qu'elle tenterait d'ingérer. Son mal de cœur lui était descendu dans le ventre, s'insinuant dans ses entrailles en une nappe infâme.

Avant la pluieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant