Chapitre 74 : Au fond de l'abîme

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Le souterrain avait été cloisonné, juste à cet endroit qui correspondait, selon les déductions de Lisabeth, à la ruelle de la surface que Talma nommait chemin des larmes. Il ne s'agissait pas d'un éboulement : l'ouverture était enclouée de lourdes planches que le temps et le manque d'entretien commençaient à ronger de moisissures.

Isaac consulta le carnet pour la quinzième fois afin de s'assurer qu'il se trouvait bien là où il le croyait. Quinze fois qu'il vérifiait et l'information ne s'imprimait toujours pas. Récupérer le calepin avait été un grand moment de malaise parce que Lisabeth ne lui avait pas adressé le moindre mot depuis quarante-huit heures, même si elle prétendait qu'elle ne lui faisait pas la gueule, et lui avait donc lancé ses notes sans prendre la peine de le regarder. Il avait préféré ne pas lui chercher de puces mais peut-être aurait-il dû la confronter, après réflexion. Elle était capable de le traiter ainsi pendant des semaines, s'il la laissait faire.

Il fit demi-tour, remonta à la surface et tenta d'estimer la position exacte de l'obstruction qu'il venait de trouver. La rue empestait les égouts comme jamais, une émanation infecte qui rôtissait sous le soleil tapant, assez pugnace pour qu'il se concentre sur ce qu'il fabriquait deux secondes en essayant de se montrer un tout petit peu plus efficace. Il s'appliqua à respirer par la bouche et plissa les yeux sur les pages du carnet, ébloui par le retour à la lumière. Après avoir orienté les schémas en s'y reprenant à deux ou trois fois pour être sûr de ne pas se tromper, il marcha jusqu'à la fumerie et se glissa à l'intérieur en esquivant l'hôtesse d'accueil.

La touffeur du lieu le prit à la gorge. On voyait difficilement devant soi, dans ces couloirs étroits plongés dans l'obscurité, baignés de fumée. Des tentures opaques recouvraient les fenêtres, accompagnées d'un éclairage chiche, exclusivement à la bougie. L'odeur douceâtre du stupéfiant lui agressa les narines. Il recouvrit sa bouche et son nez d'une main gantée en espérant qu'il n'aurait pas à s'imprégner trop longtemps de ces vapeurs toxiques.

Un œil rivé sur le calepin, il fouilla les loges sans s'attarder. Quelques malheureux occupaient déjà l'endroit, affaissés sur les divans, un calumet à la main, les yeux vagues. Aucun ne remarqua son passage. Il continua vers l'arrière-boutique, où l'atmosphère était un peu moins suffocante. Il lui fallut sortir dans la cour, un carré de terre en friche encadré d'épineux, pour trouver la trappe qui menait au cellier. Il se trouvait exactement au-dessus de sa galerie condamnée, remarqua-t-il.

L'idée ne manquait pas de logique ; les frondeurs de la Citadelle, lors de l'épidémie de peste, n'avaient sans doute rien inventé et transformé les souterrains qui labouraient déjà la basse-ville. Probable donc que les celliers soient encore reliés aux cryptes des fanatiques, en certains points, même si la plupart des accès avaient été barricadés.

Il rangea le carnet et descendit dans la cave.

Le lieu était étonnamment dépouillé. Le plafond bas, strié d'interstices, laissait filtrer de grandes rayures de lumière dans laquelle scintillaient des particules en suspension. Le sol était brossé comme un jardin de plaisance, gravé d'un grand cercle hérissé d'aiguilles, un soleil sinistre. Un plateau rond en pierre en marquait le centre. Des statuettes bordaient les murs, d'étranges formes à peine humaines et sans visage sculptées dans un bois noir et lisse. Il mit un temps à le remarquer, parce que son nez était encore saturé de la fragrance artificielle de la fumée, mais il planait dans ce caveau une odeur piquante de sauge blanche.

— Tu es venu te recueillir ?

Isaac pivota souplement sur lui-même. Une femme se trouvait face à lui, en bordure du symbole inscrit dans le sol. Une tunique de laine sombre pendait sur ses épaules maigres, dévoilant ses jambes pâles, et de longs cheveux blond filasse s'emmêlaient dans son dos. Elle semblait entre deux âges, la figure marquée, et son entrée silencieuse ne s'était pas accompagnée de l'ouverture de la trappe ; preuve qu'il existait une autre issue à cette crypte, une communication potentielle avec les souterrains.

Avant la pluieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant