10 novembre 1938, en fin de mâtinée.
30 000. C'est le nombre de victimes juives faites en une seule nuit sur la majorité du territoire allemand. 30 000 personnes. Ce chiffre exorbitant a satisfait tous les hauts dignitaires nazis, ils acclament désormais la SS pour sa brutalité et son efficacité.
Mais aujourd'hui, je n'arrive pas à sourire. Installé sur un fauteuil dans le couloir d'hôpital, mes lèvres ne s'incurvent pas avec autant de facilité. Mort de honte, je ne peux constater qu'Hoffmann a l'air lessivé de toute émotion, il n'est rien d'autre qu'une coquille vide.
C'est pour ça que tu n'arrives pas à te focaliser sur la victoire.
Je chasse ces pensées ridicules, mais les seules cohérentes reviennent à lui. Son inquiétude dans la synagogue, son regard alarmé, le soulagement que j'ai ressenti mes mains posées sur ses épaules. Tout repasse en boucle, jusqu'à me rendre fou. Je me lève, laissant les autres se faire soigner par les infirmières surchargées. Je m'installe sur un banc, en plein air, me retrouvant seul face à moi-même.
Face au paysage berlinois, mes yeux se posent sur mes paumes remplies de cloques épaisses, dont quelques unes se frottant les unes aux autres. Je soupire, déçu que le seul endroit de mon corps où les blessures ne se voient pas ne soit pas accessible pour le moment. Je dois me punir de mon comportement tout sauf sérieux. Je ne peux pas ressentir de la sympathie pour qui que ce soit. Elle me conduira à ma perte.
Néanmoins, des pas reconnaissables parmi mille surgissent dans mon dos. Je me fige, n'ayant pas la force de lutter contre lui.
« Vous devez aller soigner vos mains, Capitaine. »
Devoir. Toujours ce foutu verbe qui pourrit l'existence de tout le monde.
« Et toi, on t'a pris en charge ?
– Oui, je n'ai rien du tout, mais je leur ai dit que vous allez arriver. »
Sans que je ne comprenne pourquoi, je me lève brusquement pour lui faire face. Ses yeux bleus me sondent d'un air grave, pas le moins du monde perturbé par mes sautes d'humeur. Les mots se meurent alors sur ma langue, j'aimerais qu'il me haïsse lui aussi, qu'il ne trouve rien chez-moi à quoi se raccrocher, qu'il me haïsse au point qu'il me laisse avec mes cloques sur les mains.
« J'irai si je le désire. »
Il arque un sourcil, visiblement peu convaincu. Je n'arrive pas à comprendre pourquoi il s'inquiète, ou du moins pourquoi a-t-il l'air de se soucier de moi. C'est moi qui dois le protéger, pas l'inverse, ça ne marche pas comme ça. D'une démarche peu assurée, Hoffmann s'approche et me rit presque au visage.
« Que se passe-t-il d'aussi drôle ?
– Vous me faites rire. Comment voulez-vous nous protéger si vous ne savez pas vous protéger vous-même ?
– Je vais y aller, par pure bonté d'âme. »
Mon ton ironique lui arrache un autre sourire, je me décide à me lever et me faire chouchouter par les infirmières. Je les laisse m'appliquer je ne sais quelles substances sur mon épiderme, toutes aussi répugnantes les unes que les autres, certaines semblent me brûler plus que lors de la nuit passée, mais une minorité parvient à me soulager.
J'ignore le regard insistant, voire moqueur que je me jette mon bras-droit en me voyant ainsi, assis, calme à la merci d'assistance médicale dont j'aurais pu me passer. Je remercie l'infirmière avant de m'enfuir le plus loin possible de l'hôpital. Nous avons tous fini notre nuit de garde, je ne resterai pas une minute de plus autour de cette bâtisse.
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Le Sociopathe
Historical FictionC'est en 1938 que tout commence, dans une Allemagne nazie déchirée par la haine et glorifiée par une puissance idéologique. Dans ce chaos des esprits se montre Klaus Hoffmann, jeune soldat SS, trop jeune pour se montrer et normalement trop jeune pou...