Epilogue Rafe

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55 ans plus tard, alors que les mémoires se lassent d'honorer les six années d'horreur mondiales, je n'arrive pas à les oublier malgré les rides qui courent sur mon visage de vétéran. Vétéran oublié de l'histoire, comme tout le peuple allemand qui connaît sa première décennie de liberté depuis la chute de l'Union Soviétique il y a neuf ans. Vétérans oubliés des sociétés parce que nous avons servi dans le mauvais camp, car pour eux, servir dans le mauvais camp prend le dessus. Personne n'ose s'avouer que nous avons tous vécu la même souffrance, peur de ne jamais revenir, la faim, la soif... Nous étions tous logés à la même enseigne. Je donnerais tout en n'importe quoi pour revenir dans une capitale berlinoise libre, dire au monde ce qu'il refuse d'admettre encore totalement. Nous avons certes commis des erreurs impardonnables au nom d'idées totalement grotesques, mais nous étions humains aussi.

D'une démarche clopin-clopant, je me dirige à la fenêtre, je regarde le paysage de York qui s'étale devant moi. Après avoir erré dix ans en Amérique du Sud, compris que je ne pourrais plus retourner en Allemagne pendant trop de temps, mon seul refuge a été de me rendre où Catherine m'a élevé. Ça remonte il y a si longtemps... Je n'ai toujours pas oublié son si beau visage pris sur cette photo rangée dans mon tiroir. J'ai peur de l'oublier. Alors j'essaie de transmettre son flambeau dans les rues de sa ville, même si pas beaucoup s'approchent d'un vieillard balafré qui s'approche d'un siècle de vie. Même si la guerre est finie, oser dire que nous sommes allemands, c'est se marginaliser par la vérité. On nous haïra pendant encore des siècles. Je reste un moment face à la fenêtre, j'observe les rues mouvementées. Je vois une mère et son fils, des familles complètes souriant en mangeant une glace, les sourires inondent le paysage au point que je me demande depuis combien de temps un vrai sourire n'a pas illuminé mon visage ?

J'enfile mon manteau et mon écharpe, je prends ma cane et descends les escaliers avec lenteur. La jeune voisine de l'appartement me salue avec un sourire qui me réchauffe le cœur à chaque fois que je la croise rentrer de son travail, chaque jour à la même heure. Et comme tous les jours, je vais chercher une baguette de pain devant ce boulanger aux cheveux colorés. Lui aussi me salue chaleureusement.

« Vous êtes tout en beauté Monsieur Wagner ! Passez une bonne journée ! S'exclame-t-il en faisant allusion à mon costume.

– Merci, jeune homme, merci. »

Je repars chez moi, sentant ma scoliose me torturer plus que d'habitude en ce jour humide. Les muscles me tirent, je décide après moult efforts de prendre l'ascenseur. J'ai du mal à rester dans des espaces clos, je les évite au maximum depuis ma détention en 1945. Je me dirige vers la porte de ma voisine.

« Bonjour Monsieur, que puis-je pour vous ?

– Je... Vous voulez bien manger un bout de pain avec moi ? Je demande timidement, me préparant à me faire refuser jusqu'à ce qu'elle sourisse de toutes ses dents et m'accueille dans son salon décoré dans un style étrange mais agréable à y séjourner. »

La jeune femme dénommée Magdalena, qui doit avoir une cinquantaine d'années me sert un thé que je ne refuse pas, il me rappelle ceux que je buvais avec Catherine lorsqu'elle m'apprenait à être bien éduqué. Je lui pose tout un tas de questions jusqu'à me sentir de trop, jusqu'à comprendre que je n'ai pas ma place avec elle ni nulle part ailleurs. Elle ne me fait pas partir, mais je sens que je ne lui manquerai pas une fois reparti chez moi, à deux portes à côté. Je lui souhaite une bonne journée et me réfugie automatiquement sur mon fauteuil légèrement cabossé. Je réfléchis, je pense, j'essaie de lister ce qu'a été ma vie depuis plus de cinquante ans. Remplie de chagrin, de haine et de frustration. Je n'ai rien fait qui m'ai permis d'être réellement heureux, je me suis enfermé dans des souvenirs lointains qui m'autorisaient à fuir la réalité. Je reste assis, le temps passe, York s'illumine de différentes couleurs jusqu'à ce que la Lune nous offre ses reflets argentés.

Le SociopatheOù les histoires vivent. Découvrez maintenant