Eduard trépignait d'impatience. Il ne restait que quelques heures, deux jours tout au plus avant que son ami, son éternel confident, son allié perdu, Alexei revienne là où est sa place. Le jeune homme savait que ce serait difficile de renouer après tant d'années d'absence, surtout quand il comprit que l'espion était traumatisé par son séjour chez l'ennemi, il l'a vu dans sa façon dont lui répondre lors de leur correspondance. Il s'est donc promis de tout faire pour le soutenir à son retour.
Le Lieutenant-Colonel avait averti tout le monde, son épouse Yelena lui avait sauté dans les bras. Cette pauvre femme avait entendu parler de " l'espion " des milliers de fois, et voir son mari ainsi sourire lui mettait du baume au cœur. Il l'avait aussi signalé à son supérieur, stoïque, il réussit à discerner un petit rictus trahissant tout son soulagement et la fierté d'avoir formé d'aussi bons éléments capables de se sortir de n'importe quelle situation.
Alors le téméraire Vetrograd restait dans son bureau à signer de la paperasse, n'osant pas regarder à travers la fenêtre. S'il pensait que l'Union Soviétique s'en sortait bien jusqu'ici, tout a changé. La plupart des maisons sont démolies, en ruine, brûlant pour offrir une atmosphère apocalyptique à la ville moscovite. Le gradé savait pertinemment qu'ils allaient gagner, c'était de source sûre, mais de voir son pays souffrir de la sorte par les bombes de la Luftwaffe le mettaient en rogne.
Il se demandait comment Alexei avait vécu en Allemagne. Même s'il restait dans son optique que son ami avait souffert des mains du Sociopathe Wagner, mais pour lui, il restait très peu probable qu'il ait passé sept ans de malheur. L'espion avait-il tissé des liens ? Avait-il tissé des liens qui l'ont dissuadé de continuer sa mission ? Son camarade Morozov était un rare soviétique sentimental, un grand littéraire qui passait ses journées sur la place Rouge près du Kremlin à écrire des poèmes illusoires sur l'amour. Alors Eduard conclut que la mission a dû être plus compliquée que prévu.
« Prévoyez son accueil pour demain en fin de mâtinée. On ne sait jamais les perturbations des lignes ferroviaires. Les américains sont partout, ça risque d'être compliqué pour revenir, explique-t-il à son bras droit. »
Le soleil déclinait, transformant Moscou en un magnifique enfer. Vetrograd retroussa les manches de sa chemise d'uniforme, profitant de sa permission pour aller voir quelques vieilles connaissances. Dont une en particulier qu'il a promis de protéger. Au volant de sa berline récemment sortie, il arpente les chemins vicinaux de la steppe de l'Est, jusqu'à arriver face à cette grande maison coquette. D'une façade blanche immaculée, elle se fond parfaitement dans le décor de l'hiver passé. Le jeune homme se disait que c'est grâce à ça qu'elle a pu être épargnée. Une petite terrasse muni d'une grande balancelle en bois, il observa le jardin familial, les volets fermés. Cette maison respire une vie familiale disparue, il le savait.
Il s'avança alors vers la porte, et toqua sans trop de brutalité.
« Oh, Eduard, en voilà une surprise. »
Ledit Eduard fait face à une femme d'une cinquantaine d'années, qui vieillit comme du bon vin. Assez petite, elle paraissait sortir d'un conte, avec sa tenue traditionnelle pâle de paysanne et son foulard pourpre retenant ses longs cheveux de neige sur le côté. Ses prunelles saphir sondent l'officier avec méfiance, malgré son petit sourire poli. La quinquagénaire avait appris à se méfier des hommes, mais elle laissa son visiteur s'exprimer.
« Sofia, je viens vous voir, cela faisait longtemps que je n'étais pas venu.
– Entre, lui répond-elle. »
Eduard était habitué à la maison ordonnée de la mère d'Alexei. Elle a passé une bonne partie de sa vie en tant que dame de compagnie dans un manoir anglais à York, alors c'est une des femmes les plus ordonnées qu'il n'ait jamais vu. La femme mûre lui offrit un verre de vodka, consciente du penchant pour l'alcool de son invité. Assis autour d'une table drapé d'une nappe en dentelle blanche, Sofia exigea qu'il lui racontât ses journées de soldat.
« Enfin voilà, la routine, sourit celui-ci après avoir énuméré toutes les horreurs vues au quotidien.
– Et tu t'en sors ?
– Oui, je m'y suis habitué. »
Madame Morozov posa ses lèvres rouges autour de sa tasse de thé. Eduard ne dit rien, mais il ne comprenait toujours pas comment une femme de son rang, une belle et richissime russe pouvait s'abaisser à une boisson d'anglais. Le jeune gradé ne savait pas comment aborder le sujet de sa visite imprévue.
« Yelena, elle va bien ? La grossesse n'est pas trop dure ?
– Elle est enceinte que de cinq mois, mais elle s'en sort bien malgré le contexte un peu foireux, lui explique-t-il très content que la mère de son ami s'en souvienne.
– Je suis contente pour vous.
– Et vous, comment vous portez-vous ?
– J'ai perdu mon mari il y a deux jours, et mon fils me manque. »
Vetrograd balbutia des condoléances, surpris de voir que la belle femme n'avait pas l'air si émue que ça de devenir veuve. Il se rappelait d'un père Morozov distant, présent sans l'être, mais jamais méchant au point que son épouse se réjouisse silencieusement de sa mort. Alexei ne sera pas le fils qui pleurera son géniteur, ça il le savait aussi. C'est à ce moment là qu'il se lança.
« Alexei va revenir. Sa mission est terminée. »
Sofia sourit, pour la première fois depuis sept ans. Ses lèvres peintes s'incurvèrent, des larmes perlèrent au coin de ses yeux mais elle les refoula. Sa fierté l'emporta, elle n'allait tout de même pas pleurer devant l'ami de son fils. Il allait revenir, après sept ans où sa vie n'était qu'un gouffre sans fin d'obscurité, le fruit de ses entrailles rentrait chez lui. Son petit Alexei, qu'elle avait éduqué seule en évitant volontairement la brutalité masculine de son infidèle de mari. Son cher et tendre petit fils qui lui avait donné la force de se relever, de ne plus vivre dans son passé tumultueux avec Catherine Smith. Sa progéniture l'avait aidée à avancer, elle était devenue son espoir quotidien, une lumière dans l'obscurité. Elle voulait être la meilleure mère possible pour Alexei, comme sa Catherine l'avait été pour son petit Rafe. Sofia se demandait ce qu'il était devenu lui aussi, elle se disait que Rafe n'avait pas mal tourné, qu'il était devenu pianiste et qu'il était parti d'Allemagne. Elle lui souhaitait le meilleur.
« Sais-tu quand est-ce qu'il rentrera précisément ? Lui demande-t-elle en emprisonnant ses larmes de joie.
– Il sera là demain matin s'il n'y a pas de perturbation, lui assure-t-il. »
Sofia Morozov le remercia tendrement avant d'offrir à la jeune Yelena un récipient de nourriture d'un plat qu'elle n'a pas fini. Elle savait combien les rations étaient insuffisantes pour une femme enceinte, alors aider un jeune couple proche de son fils lui faisait du bien au moral.
Eduard repartit sur les sentiers, un léger sourire aux lèvres. Il avait la bonne impression que tout finissait par rentrer dans l'ordre, et il ne laisserait plus personne s'approcher de cet équilibre pour lequel il s'est si férocement battu.
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Le Sociopathe
Narrativa StoricaC'est en 1938 que tout commence, dans une Allemagne nazie déchirée par la haine et glorifiée par une puissance idéologique. Dans ce chaos des esprits se montre Klaus Hoffmann, jeune soldat SS, trop jeune pour se montrer et normalement trop jeune pou...