19 décembre 1941.
Deux cadavres gisent à mes pieds, ceux que j'ai trucidé au couteau. La neige nous arrive aux genoux, et je commence à douter de notre victoire sur cette opération malgré la multitude de corps que j'ai laissé derrière moi. Tout était plutôt bien parti, notre progression depuis l'été est tellement incroyable qu'elle semble irréelle. Or, depuis quelques jours, Moscou s'éloigne de notre portée. Qui aurait pu prévoir un hiver aussi terrible ? Je peine à avancer et m'accroupir face aux morts, leur gravant une croix gammée sur le front. Pour rappeler aux Russkofs que malgré leur avantage, nous allons gagner, j'y crois dur comme fer.
« Major ! Vous devez rentrer, le cartographe a prévu une attaque aérienne des Soviets dans pas longtemps ! »
Je me tourne vers Klaus, qui se fond merveilleusement bien dans cet environnement enneigé. Il m'observe d'un œil curieux poser ma signature sur les macchabées, ses mèches rebelles voltigeant au gré du vent sous son képi. Je ne détache pas mon regard de lui, lui qui est devenu mon phare dans ce milieu si obscur. Lui qui me rappelle que malgré la violence, il reste des gens loyaux, qui ne me trahiront pas, la preuve, il est là. Je sais qu'il ne me lâchera pas.
« Major ?
– J'arrive. »
Nous trottinons jusqu'à notre abris de fortune, de moins en moins sophistiqué à mesure que nous avançons sur les terres russes. En courant, j'observe le paysage labouré, retourné et torturé par les obus, les bombes lancées par nos Stuka, la neige teintée de rouge, sale, terne, sans éclat. Ce chaos est pourtant très harmonieux, j'en viens presque à le trouver beau. Nous arrivons sans encombre à destination, et mon cœur se serre face à cette vision. Mes hommes, transis par le froid, collés les uns aux autres pour maintenir un semblant de chaleur corporelle. Je marche au milieu d'eux, craignant de tomber sur un mort. Je ne sais par quel miracle, j'ai réussi à ne perdre aucun homme depuis la mobilisation sur le Front de l'Est, que des blessés. Je sais que ce jour viendra, qu'ils sont aussi humains que les autres défunts, mais chaque homme que je perdrai m'arrachera un morceau d'âme. Certains trouvent la force de me saluer, je leur rends avec un petit sourire qui n'atteint pas mes yeux. Je ne pensais pas être aussi touché de les voir mal en point. Personne ne s'attendait à autant de difficultés, que ce soit sur le plan tactique, physique et mental. On a été formés en pensant être des dieux au point que nous en avons oublié notre part d'humanité. Voilà une sage leçon dont m'a fait part Klaus quand la chaleur de ses bras m'enveloppait " Rafe, tu as le droit de t'autoriser à ressentir toutes sortes de sentiments, ça prouve que tu es humain, et être humain ne signifie pas être faible ". S'il vient à arriver malheur à mon bras droit, je peux assurer que là, je serai l'homme le plus faible du monde. Parce que je n'aurai plus rien à perdre.
« Major ? M'interpelle mon blondinet. Vous avez un rapport du Colonel Van Staveren.
– Je n'ai pas envie de le lire, que dit-il ?
– On part de la ligne de Front.
– Pour aller où ?
– Au camp de Chelmno, en Pologne. Il a dit que même si notre présence n'était plus nécessaire sur le Front, elle doit l'être ailleurs. Le Colonel dit que nous devons remettre de l'ordre dans le camp, les prisonniers ont besoin de voir des allemands pour éviter les soulèvements. »
J'acquiesce, évitant de jurer devant tout le monde. J'aurais pu aller n'importe où, affronter toutes les tempêtes du monde mais jamais remettre les pieds dans un camp, un camp d'extermination. Je sais à quel point ça a traumatisé Klaus, je le vois encore au tressaillement de sa pomme d'Adam lorsqu'il m'a annoncé la nouvelle. Il reste face à moi un long moment, je fais de mon mieux pour ne pas le serrer dans mes bras, l'embrasser, et lui dire que tout se passera bien du moment que je suis là. Et même après ma mort, je serai là pour veiller sur lui.
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Le Sociopathe
Historical FictionC'est en 1938 que tout commence, dans une Allemagne nazie déchirée par la haine et glorifiée par une puissance idéologique. Dans ce chaos des esprits se montre Klaus Hoffmann, jeune soldat SS, trop jeune pour se montrer et normalement trop jeune pou...