💙Chapitre 68 (Thibault)

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Lorsque Thibault sortit de sa chambre et descendit les escaliers, en ce matin de jeudi vingt-six décembre, il ne se rappelait que très vaguement de la nuit de Noël - deux jours auparavant - où il avait fuit la maison et trainé dans les rues de la ville sous un froid polaire. Il était revenu aux alentours de trois heures du matin, sans bruit, et était directement allé se coucher. Depuis, il n'avait presque pas adressé la parole à ses parents, qui avaient fait l'effort d'obstruer cette effroyable soirée de réveillon et tout ce qu'il s'était dit. Sa mère le regardait toujours avec un soupçon angoissé lorsqu'il entrait dans la même pièce qu'elle et ne quittait jamais son mari ; Thibault se sentait seul, plus seul qu'il ne l'avait jamais été, et la peur liée à son incapacité à avaler ses médicaments était devenue une terreur immonde et semblable à un nid de serpents. 

Il passa dans la cuisine et découvrit ses parents là, assis, entrain de discuter à voix basse et de petit déjeuné. La radio posée sur la table avait oubliée les airs de Noël pour une reprise de What a Wonderful World par la chanteuse Soap&Skin. A sa vue, ils se turent et le fixèrent avec de grands yeux. 

"Bonjour, Fit Thibault, et ses mots se dissipèrent dans la pièce sans réponse."

Il ignora le malaise qu'il régnait depuis deux jours désormais, puis alla se faire de quoi manger. Ses parents, eux, ne dirent rien de plus tant qu'il était là. Ils se contentaient de l'observer avec appréhension, avec distance, pareillement au regard qu'un homme pouvait lancer sur un étranger dont il se méfiait. Au bout d'un long moment, et alors que Thibault mangeait un vieux pancake en regardant par la fenêtre, il cru entendre un hoquet. Il ne se retourna pas, mais entendit son père proposer à Louise d'aller prendre sa douche. Il écouta le bruit des chaises poussées, les pas de ses parents contournant la table, passant dans son dos puis s'éloignant. Ce ne fut que lorsqu'ils eurent disparus dans le hall que Thibault fit volte-face et contempla cette cuisine dans laquelle il se retrouvait seul. Sans mot, il sortit de sa poche sa boîte de gélules et fit tomber dans sa main deux cachets.

Allez Thib', tu peux y arriver, tu dois y arriver, tu as déjà provoqué suffisamment de merde, il faut que tu te rattrape, il faut que tu leur prouve que tu n'es pas un monstre... Un monstre... 

Il tenta d'en avaler deux avec un verre de jus d'orange ; dans l'instant qui suivit, la nausée le prit et il recracha en une quinte de toux les deux médicaments dans l'évier, les larmes aux yeux et la gorge enflammée. Il cracha ce qu'il pu, prit de vertiges, puis se redressa. La radio, elle, chantait toujours :

"And I think to myself : what a wonderful world..."

Il s'arrêta pour s'assurer que ses parents, à l'étage, n'avaient rien entendu, mais il n'y eu aucune réaction de leur part. Cela faisait deux jours qu'ils ne réagissaient plus à rien, et Thibault pouvait bien être mort que cela leur était égal. Du moins, c'est ce qu'il croyait.

~

Le reste de la journée fut du même acabit. Partout où aller Thibault dans la grande demeure Victorienne, ses parents s'en écartaient, le fuyaient. Il entendait leurs messes-basses, parfois même un appel téléphonique, mais ses tentatives de savoir ce qu'il se passait furent toutes vaines. Il s'asseyait alors ou marchait à travers les pièces de la maison, errant sans but, l'image du réveillon de Noël le poursuivant comme un chien enragé, ça et ses cris, ça et la colère qui montait en lui sans qu'il ne puisse rien faire, ça et le visage du mentor qui le fixait toujours, ça et sa peur de dormir et se réveiller en monstrueuse bête, ça et sa crainte pour la vie de Maya, de Léon et de Charlie, les seuls vrais amis qu'il avait pu se faire depuis qu'il avait expiré son premier souffle sur cette terre, ça et la peur de les perdre, ça et la peur qu'ils finissent par l'abandonner à leur tour, ça et l'effroi de ne voir dans les yeux de ses propres parents que des inconnus, ça et tous ces médicaments à prendre, tous ces rendez-vous chez les psys, tous ces rendez-vous médicaux, ces consultations, ces nouveaux traitements proposés aussi inutiles que les précédents, ça et son angoisse à l'idée de péter un câble, de sentir les maux battre ses temps et son crâne, ça et son angoisse de n'avoir et de ne jamais pouvoir apprendre à aimer autrui. 

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