Anselme

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La journée à la Taverne de l'Ours s'avérait harassante. Comme tous les lundis, Beyrus cuisinait un bœuf à l'estouffade qu'il préparait la veille et laissait mariner toute la nuit dans du vin rouge. La viande devenait tendre et moelleuse, bien qu'il ne s'agisse que de maigres morceaux achetés au rabais agrémentés d'oignons, de carottes et de champignons.

Ce plat connaissait un franc succès et beaucoup de clients accouraient bien avant le déjeuner pour réserver une portion, y compris des aranéens de bonne famille, des écrivains et des scientifiques pour la plupart.

Alors qu'elle prenait les commandes, Ambre s'arrêta devant l'un d'eux. Âgé d'une trentaine d'années, la silhouette élancée et vêtu avec élégance, l'homme était nonchalamment assis sur sa chaise et nettoyait ses lunettes à l'aide de son mouchoir.

— Bonjour Enguerrand ! le salua-t-elle courtoisement. Une portion de plat du jour, je présume.

Il la gratifia d'un sourire, remit ses lunettes et plongea ses yeux verts dans ses pupilles ambrées.

— Tout à fait ma chère, répondit-il d'une voix légèrement efféminée, et si vous avez le temps à votre pause, je serais ravi de vous offrir un verre et jouir de votre compagnie. Si mademoiselle le souhaite, bien entendu.

La jeune femme opina du chef et poursuivit son service, amusée par la conversation à venir auprès de cet étranger provenant de Pandreden, aux coutumes insolites. Ce scientifique avait accosté sur Norden il y a trois ans de cela accompagné de l'un de ses amis. Anthropologues, ils souhaitaient analyser de près ces noréens si spéciaux et n'hésitaient pas se mélanger à la population autochtone à la recherche de réponses au sujet de leur fameux don de transformation.

Cependant, la demoiselle n'eut pas l'occasion de se poser pour bavarder tant la clientèle affluait et qu'elle était submergée par le travail. L'homme fit une moue de déception mais reporta l'entrevue à une date ultérieure.

Le soir venu, alors qu'elle s'apprêtait à partir, la porte de la taverne s'ouvrit. Anselme entra et s'approcha du bar. Il s'installa sur un tabouret, posa sa canne et commanda une pinte. Surprise de le voir ici, la jeune femme s'exécuta et le servit. Ils se regardèrent l'un l'autre dans un silence gênant. Voyant qu'il était de trop, le géant décida de rentrer et confia la fermeture à son employée. Après son départ, le garçon prit timidement la parole.

— Bonsoir Ambre, je me doutais bien que tu serais encore au travail à cette heure.

— Que veux-tu ? lança-t-elle froidement.

Anselme ne répondit pas et l'étudia. Son sourire en coin esquissait une fossette.

— Je voulais m'assurer que tu allais bien.

Confuse, elle se servit une bière et s'assit face à lui.

— Excuse-moi, c'est juste que... je ne m'attendais pas à ce que tu débarques et...

— Tu n'as pas à t'excuser !

— Si ! je ne devrais pas être hargneuse. Je devrais plutôt te remercier pour le coup de main d'hier... Si jamais tu n'étais pas intervenu, qui sait ce qui aurait pu m'arriver...

Elle se tut. Sa gorge était nouée et le douloureux souvenir de la veille lui revint en mémoire.

— Ne t'inquiète pas, ils ne te feront plus de mal ces scélérats ! Et tu n'as à t'excuser de rien.

Incapable de parler tant ils étaient tendus, les deux anciens amis regardaient ailleurs, buvant leur pinte avec lenteur. Le tic-tac de l'horloge et le crépitement du feu étaient les seuls bruits perceptibles. Ambre profita de ce moment pour s'allumer une cigarette et en proposa une à Anselme qui déclina poliment de la main. Elle inspira une grande bouffée et se mit à le dévisager.

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