Le manoir von Tassle

9 2 1
                                    

Le fameux samedi arriva enfin. Depuis son agression, Anselme n'était pas reparu à la taverne. Certainement trop affaibli pour se déplacer, songeait Ambre avec amertume. De ce fait, elle s'impatientait de revoir son ami, n'ayant plus l'habitude de passer une semaine entière sans le côtoyer.

À l'occasion de ce déjeuner d'exception, la petite voulait être la plus jolie possible afin de faire bonne impression devant l'un des hommes les plus respectables de l'île. Elle avait donc remis sa nouvelle robe et enfilé ses souliers écarlates. Ambre brossa ses cheveux et les coiffa en deux tresses qu'elle répartit de chaque côté de sa nuque.

Quand sa sœur fut fin prête, l'aînée revêtit un chemisier à carreaux qu'elle glissa sous une longue jupe cendrée. L'étoffe lui montait jusqu'en haut de la taille, accentuant les courbes de sa silhouette. Devenue suffisamment maigre, elle avait pu enfiler ce vêtement ayant appartenu à sa mère. En guise de coiffe, elle attacha ses cheveux en son éternelle queue de cheval.

Dès qu'elle eut terminé, elle passa devant son miroir et contempla son reflet. Elle se trouvait à la fois élégante et féminine. Malgré l'appréhension, elle se sentait prête à affronter un monde qui n'était pas le sien. Elle prit davantage confiance lorsque sa sœur l'observa avec des yeux pétillants, ne tarissant pas d'éloges à son égard tant il était rare que son aînée soit si bien apprêtée.

Il était tout juste onze heures trente lorsqu'un fiacre arriva et qu'un homme d'une cinquantaine d'années en descendit. Le cocher ôta son haut de forme et les salua en s'inclinant respectueusement. Il avait une apparence soignée avec cette barbiche blonde taillée en pointe et ce costume blanc. Il se positionna devant son véhicule, ouvrit la porte et invita ces demoiselles à monter à bord.

Pendant le trajet, les deux sœurs restaient muettes, bercées par les vibrations de l'habitacle, et contemplaient avec intérêt le paysage défilant. Le fiacre longeait Varden par le tour extérieur, suivant le cours de la rivière du Coursivet dont la surface reflétait les rayons flavescents du soleil. Puis le véhicule emprunta un pont de pierre bardé de deux statues de licornes cabrées et dont la largeur permettait à quatre chevaux de s'y engouffrer simultanément.

Une fois dans l'enceinte de la ville, l'attelage continua sa progression sur une avenue pavée où les maisons, aux toits mansardés et aux façades ivoires percées de fenêtres à croisillons, étaient construites dans un même style architectural, cerclées par des écrins de verdure soigneusement entretenus. Statues, fontaines et marquises égayaient les devantures pour leur donner une touche de singularité.

Richement vêtus, des passants flânaient sur les trottoirs rythmés par des arbres taillés au carré, entrecoupés de lampadaires et de bancs, tandis que des fiacres et des carrosses déambulaient le long de la chaussée, tractés par des palefrois tout juste brossés.

Les deux sœurs étaient impressionnées par la beauté des lieux. Ce quartier purement résidentiel devait être celui de la Grande Licorne, le plus luxueux de l'île.

Le fiacre continua sa progression, traversant la place de la mairie. Un peu plus loin, il passa devant le palais de justice. Par son architecture aussi massive qu'austère, l'édifice dénotait des bâtisses annexes. Des dizaines de magistrats en costume noir s'activaient sur le parvis. Avec ce port altier et ce visage grave, ils affichaient une prestance qui frôlait l'arrogance. À leur vue, l'échine d'Ambre se hérissa.

De vrais prédateurs impitoyables à l'apparence pitoyablement grotesque. Ce ne sont que des hommes et pourtant ils me font nettement plus peur que la louve ! songea-t-elle avec dégoût.

Après une dizaine de minutes, l'attelage passa un portail en fer forgé au-dessus duquel les armoiries des von Tassle trônaient dans un cartouche en marbre à volutes. Puis il pénétra dans une cour rocailleuse bordée de pelouse et s'arrêta aux pieds des escaliers. Le cocher mit pied à terre et leur ouvrit la porte. Les invitées descendirent et contemplèrent les lieux avec émerveillement.

Norden AnthologieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant