Rancune et rapprochement

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Il fallut pas moins de deux mois de convalescence pour qu'Alexander parvienne à se mouvoir convenablement et marche sans aide ni béquilles. Durant ce laps de temps, il était demeuré cloîtré dans sa chambre, à l'isolement dans cet espace étriqué avec pour seules occupations la lecture et l'écriture. Pour égayer ses journées moroses et redondantes, il jouissait des gazouillements mélodieux entonnés par les oiseaux perchés sur les branches du noyer annexe.

Tout comme sa mère autrefois, il passait les journées entières à étudier et à observer à travers sa fenêtre l'animation se déroulant en contrebas, dans les vastes jardins de son domaine. Ainsi se rendait-il compte du travail acharné qu'accomplissaient ses domestiques, effectuant sans relâche de nombreux allers-retours. Les bras chargés de choses et d'autres, ils enchaînaient tâche après tâche sans guère prendre de pause et étiraient régulièrement leurs membres engourdis à la fin de la journée. Leur dévouement lui asséna une pointe au cœur tant il se sentait partiellement coupable de cet esclavagisme légal.

Séverine était la plus impactée et, sous la pression permanente de savoir ses enfants et son jeune maître menacés, semblait avoir vieillie de dix ans au point que ses cheveux avaient commencé à virer au cendré. Afin de ne pas aggraver la colère d'Ulrich vis-à-vis de Désirée, c'était elle qui était prédisposée à soigner Alexander dont la blessure se résorbait. Néanmoins, l'empreinte des crocs demeurait sur son flanc, imprimée telle une estampille rosâtre, une cicatrice qu'il garderait à vie.

Dans un élan de lucidité, le pianiste s'était excusé de ses actes et espérait que son garçon puisse lui pardonner cet « élan de folie » et ce « coup de sang » comme il lui avait si bien dit. Loin d'être dupe, le blessé se révélait désormais incapable de pardonner ses tortures, tant psychologiques que physiques, ne serait-ce que pour les sévices et humiliations dégradantes qu'il avait osé infliger à sa friponne. Car sous ses sourires enjôleurs et sa dignité d'apparat, Alexander voyait que ces dernières semaines l'avaient grandement impactée. Ulrich et Léandre avaient brisé quelque chose en elle et malgré cette étincelle de gaîté qu'elle s'obstinait à afficher, l'éclat de ses yeux ainsi que sa gestuelle beaucoup plus retenue témoignaient de son traumatisme.

En son for intérieur, le garçon ruminait sa rancune et sa rage, nourrissant une aversion profonde à l'égard de son géniteur. Or, en cette période charnière, Ulrich devint conscient de sa dépendance à la drogue et des effets néfastes qu'elle provoquait dans son cerveau. Par conséquent, il avait drastiquement diminué sa consommation à dessein d'épargner pareille souffrance à son fils à l'avenir. Il devint moins brutal et semblait avoir regagné un soupçon d'inspiration au point qu'il s'était remis à jouer de son instrument. Il composait des mélodies aux teintes tristes et lugubres qu'il alternait avec des valses qui, jadis, avaient été les témoins de sa renommée, de sa fortune et de son amour envers sa merveilleuse Ophélia.

Depuis l'incident, le piano résonnait à travers le domaine à la tombée du jour. Le compositeur passait des heures entières à composer et à jouer, espérant amasser suffisamment d'argent qu'il avait pendant si longtemps dilapidé au profit de sa dose hebdomadaire de D.H.P.A. Il gardait malgré tout de bons rapports avec les deux marquis.

Wolfgang von Eyre, inquiet que celui-ci dévoile les combats clandestins organisés dans son cabaret, avait grassement payé les frais médicaux du jeune baron. Le magistrat de Malherbes, quant à lui, était parvenu à passer sous silence cette affaire devant les tribunaux. Pour se faire, il avait soudoyé son grand ami, l'éminent président de la cour de justice, son excellence le marquis Dieter von Dorff.

Au sommet de l'Élite et la troisième tête de l'Hydre, cet homme à l'apparence austère, au visage froid comme le marbre et aux yeux aussi gris que le givre en intimidait plus d'un. Réputé pour être impitoyable et inflexible, il vouait un culte à la suprématie aranéenne et à la caste élitiste qu'il favorisait quelque peu durant ces procès soi-disant impartiaux.

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