Le dialogue des rivaux

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Cinq semaines s'écoulèrent. Ne voulant pas ébranler davantage les deux sœurs et ayant suffisamment de témoignages et de documents compromettants à l'encontre du Duc et de ses partisans, les magistrats avaient décidé de se passer de leur déposition pendant un premier temps. Ils jugeaient la jeune femme encore trop instable pour avoir un discours cohérent.

Cependant, le grand Rafael Muffart, reporteur pour le journal le Légitimiste, fidèle au parti Élitiste, ne manquait pas de venir l'interroger afin de soutirer des détails alléchants. Éventuellement, trouver une faille dans son récit afin d'innocenter l'éminence et de faire condamner son adversaire. Durant les entrevues, la jeune femme faisait mine de n'avoir que de rares souvenirs flous afin qu'il ne revienne pas sans arrêt à la charge. Car elle était lasse de répondre à ses questions perfides et indiscrètes, très orientées politiquement.

Ambre avait repris le travail sous l'œil attentif d'un Beyrus qui avait peur pour la santé tant mentale que physique de sa petite protégée. Son état s'améliorait et elle commençait à récupérer de sa forme.

Alors qu'elle était en train de servir les clients pour le service du midi, deux imposants destriers, l'un noir et l'autre bai, s'arrêtèrent devant l'établissement. Trop occupée par le service, l'employée ne remarqua pas l'homme qui venait de faire irruption dans les lieux. Cependant, elle fut de suite interpellée par le silence qui venait de s'installer car plus personne ne parlait ni ne bougeait.

Interloquée, elle se retourna et aperçut le Baron von Tassle. Les membres roides, elle grimaça et le toisa avec sévérité, les bras croisés. L'homme ricana devant son effronterie puis vint à la rencontre du patron :

— Bien le bonjour monsieur ! salua-t-il d'une voix grave.

— Bon... Bonjour monsieur. Que puis-je pour vous ?

Le Baron tourna dignement la tête et porta son regard en direction de la jeune femme.

— Je souhaiterais vous emprunter la demoiselle un moment, s'il vous plaît. L'après-midi entière même, si vous me le permettez.

— Tout de suite monsieur von Tassle.

Il fit signe à son employée qui s'exécuta. Elle alla récupérer son manteau et partit à la suite du Baron. Dehors, l'homme lui tendit les rênes de Balthazar. Il voulut l'aider à se hisser sur le dos de l'imposant animal mais celle-ci repoussa sa main afin de monter par elle-même. Après avoir chevauché le sien, il lui fit signe de le suivre puis tous deux partirent au petit trot jusqu'à la sortie de la ville.

Une fois passé le pont de pierre, ils s'engagèrent au galop en direction du vieux phare. Les chevaux galopaient à vive allure dans la campagne noyée par les vapeurs grises. Un vent fort soufflait sur l'île, digne d'une journée de plein hiver. Ils arrêtèrent leur cavalcade une fois parvenus devant le petit édifice en ruine.

L'homme descendit de son destrier et s'avança vers la jeune femme afin de l'aider à mettre pied à terre. Elle déclina une nouvelle fois d'un geste de la main et descendit sans aide. N'osant lui proposer son bras de peur d'essuyer un énième refus, il marcha sans un mot vers le muret où il s'accouda et contempla l'horizon.

Intriguée par son silence, Ambre le suivit et s'arrêta à quatre bons mètres de distance afin d'être parée à tout assaut brutal ou inattendu de sa part. Le Baron eut un rire en la regardant du coin de l'œil, comprenant sa méfiance qu'elle éprouvait à son égard.

— Ne vous inquiétez pas, mademoiselle, dit-il de sa voix suave, vous savez bien que je ne mords pas !

Elle reconnut ces mots qu'il avait prononcés lors de leur danse au manoir von Hauzen. Ne voulant pas envenimer leur relation et dans l'espoir d'avoir enfin un dialogue avec cet homme aussi hautain que méprisable, elle esquissa quelques pas dans sa direction jusqu'à se trouver juste à côté de lui, à moins de deux mètres.

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