Le discours et la crise

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Essoufflée et en sueur, Ambre se laissa choir sur sa chaise et but d'une traite le verre d'eau que lui tendit Beyrus avant de reprendre la parole. Il y avait du monde à la taverne en ce début d'après-midi. Les clients s'attroupaient autour d'elle, la dévisageant avec intérêt, captivés par son allocution. En effet, elle déclamait le discours inédit que lui avait écrit le Baron en l'occasion de la fête de l'Alliance. De ce fait, elle avait longuement appuyé sur sa fervente volonté de renouer le dialogue avec les noréens du territoire sud ainsi qu'avec les habitants des carrières nord dans l'espoir de former un peuple nordien unifié.

Pour attirer l'attention et convaincre son auditoire, Ambre s'était exercée deux jours durant auprès de son hôte, usant de la gestuelle adéquate, tentant de poser correctement sa voix et d'adopter une diction impeccable. Les répétitions avaient été fort tumultueuses, au point que l'un comme l'autre durent se résoudre à baisser leurs ardeurs. Ils étaient parvenus, au bout de plusieurs heures, à un résultat que monsieur le maire jugea passablement bon, ne pouvant en attendre davantage de sa fidèle acolyte.

Cette dernière devait user de ses nouvelles compétences de comédienne afin de débiter de manière théâtrale ce récit de propagande de la plus haute importance, s'étouffant par moment en prononçant de manière élogieuse des « notre bien-aimé maire nous sauvera » ou encore « le valeureux Baron ».

Elle avait craché ces mots tel du venin tout en scrutant son professeur avec dédain, une aura malsaine luisant à travers ses yeux de chatte tandis qu'il avait éprouvé un plaisir jouissif à l'entente de ces mots élogieux, prononcés envers sa noble personne. Sadique, il lui avait adressé de temps à autre un sourire malin, jubilant d'une satisfaction retenue de la voir ainsi se torturer devant lui avec une gêne non dissimulée.

L'ambiance à la Taverne de l'Ours était particulière en cette journée du 19 octobre 308. Il régnait en ces lieux un brouhaha incessant où chacun y allait de son avis. Tous les clients arboraient l'emblème du peuple aranoréen épinglé sur leur poitrine. Même certains aranéens, de la basse-ville pour la plupart, se rendaient céans afin de se renseigner sur les projets politiques à venir ainsi que sur les nouvelles restrictions et interdictions. Il y avait notamment des sous-officiers et matelots de l'équipage de la Goélette.

Ces marins étaient venus s'enquérir des intentions de la fille aînée de celui qui fut jadis leur supérieur. Ils affichaient un large sourire aux lèvres et commentaient bruyamment chaque parole. Fortement alcoolisés par les pintes de bière successives qu'ils engouffraient à la chaîne, ils n'écoutaient que d'une oreille son audition. Ambre était fascinée par les anecdotes inédites qui circulaient à propos de son père. Grâce à eux, elle avait une autre vision de lui, plus franche et intime ; Georges s'avérait être un homme avenant, bon meneur et proche de son équipage, bien qu'il gardait une certaine retenue vis-à-vis de son rang. Il avait travaillé pendant trente ans à bord de la Goélette sous les ordres de William de Rochester, son mentor, avec qui il entretenait des relations privilégiées et servait aux côtés de Rufùs Hani, le second officier et bras droit du capitaine.

Après avoir essuyé un nombre incalculable de questions et de commentaires, la jeune femme partit dans la cuisine où elle mangea un morceau en compagnie de Thomas. Quand l'horloge indiqua dix-sept heures, elle récupéra ses affaires, prête à quitter les lieux. Elle devait être rentrée pour dix-huit heures trente afin de se préparer pour passer la soirée auprès de son cavalier, au manoir von Eyre. Mais avant cela, elle souhaitait prendre un moment pour s'aérer l'esprit et tenter de se relaxer, car la soirée semblait tout aussi chargée que ces dernières semaines d'activité.

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