La duchesse tourmentée

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Loin du tumulte de la ville, un nouveau-né bienheureux tétait le sein gonflé de sa mère. Les yeux clos et le visage détendu, il pressait avec vigueur sa bouche contre la tétine, cherchant une giclée de lait pour rassasier son appétit. Une petite chandelle éclairait son visage joufflu et ses bras potelés qui gigotaient avec lenteur par-dessus son linge blanc aussi doux que de l'angora.

Sa mère, attendrie devant sa face minuscule, caressait son crâne aux cheveux épars, aussi bruns que les siens. Elle fit glisser ses doigts le long de ses bras couleur café au lait jusqu'à atteindre ses mains couvertes de taches blanches. Par réflexe, l'enfant déplia ses doigts boudinés et agrippa l'index tout en continuant son action, parfaitement imperturbable.

Modeste rassasié, Meredith le déposa dans le berceau, l'emmaillota d'une couverture molletonnée puis lui chanta une berceuse ; un chant ancien, héritage des von Hauzen depuis des générations.

Il est dans le Grand Nord

Un aigle si grand et si fort

Dirigeant son Empire

Avec Justice et Sagesse

Héritage de sa noblesse

Dans l'espoir d'un glorieux avenir

Un bel oiseau au plumage soyeux

Qui d'un battement d'ailes dominait les cieux

Puisses-tu retrouver la paix de ton passé

Qui jadis fut parfait, maintenant demeure blessé

Le plus puissant des cinq frères

Possédant tout pour être fier

Mais après cet acte malheureux

La lionne, qui de tristesse t'en veut

Dans une guerre sans fin s'engage

Car le corbeau tu écoutas de rage

Ta sœur dans ton orgueil tu blessas

Réparer tes torts, la protéger tu devras

Ô bel oiseau valeureux

Qui dans une quête éternelle

Désire rétablir l'amour fraternel

En attente de jours radieux

Alors qu'elle chantait, des souvenirs de son enfance lui revinrent en mémoire, des images douloureuses en cet instant présent. Car la duchesse, perdue dans sa solitude, ressassait amèrement son passé. Elle se revoyait avec sa jumelle du haut de leurs six ans, si joviales et inséparables, partageant les mêmes jeux, la même chambre et les mêmes envies. Leur père se tenait à leur chevet, leur racontant chaque soir une histoire avant de les endormir. Après un dernier baiser, il éteignait les bougies, les obligeant à dormir. Mais les deux sœurs continuaient à bavarder, riant de rires étouffés et chahutant sous les draps.

Meredith essuya une larme. Il s'agissait là d'un des derniers moments de complicité avec sa sœur qu'elle conservait en mémoire. Après, sans qu'elle ne sache pourquoi, leur relation avait basculé et sa fidèle amie n'était plus. Profondément endormi, Modeste lâcha un soupir.

— Bonne nuit mon agneau, susurra tendrement la mère à son oreille après lui avoir accordé un baiser sur le front.

Elle se redressa et se dirigea vers la fenêtre, examinant le paysage d'un œil vague, le cœur serré ; Blanche n'était toujours pas rentrée, cela faisait des heures qu'elle n'avait pas donné signe de vie. Dehors, les gardes patrouillaient le long des grilles du domaine. Tout était atrocement calme.

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