Souvenirs

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Sous un ciel orageux, le vent vespéral soufflait avec énergie sur les jardins du domaine, révélant les effluves d'humus et de terre mouillée. Adèle et Ambre couraient dans les herbes hautes foisonnantes de fleurs sauvages et maculées de flaques d'eau. Elles chahutaient gaîment, évitant les orties et les innombrables trous de taupes.

La petite tenait entre les mains une ficelle au bout de laquelle un cerf-volant, fait de morceaux de bois grossièrement assemblés et d'une vieille toile bariolée à motifs d'animaux, flottait dans les airs, épousant les ondulations de la brise. Les deux sœurs profitaient pleinement de cette dernière soirée avant leur longue période de séparation. Désirée jouait avec elles, les coursant tour à tour en aboyant.

Non loin de là, Séverine les épiait du haut des escaliers. La domestique affichait une mine austère, le teint blême et les yeux vitreux. Elle se tenait debout et fumait une cigarette, gagnée par une profonde amertume mêlée de tristesse. Anselme roucoulait sous les caresses qu'elle effectuait machinalement de sa main noueuse légèrement tremblante.

Alexander sortit. La voyant chamboulée, il se positionna à ses côtés et s'accouda à la rambarde. Sans un mot, il contempla le spectacle puis esquissa un sourire en entendant les rires d'Adèle et les jappements de la chienne qui résonnaient à travers le domaine.

— Cette scène m'est si familière, annonça-t-il à mi-voix.

— Oui, c'est impressionnant de voir à quel point le temps passe si vite. Quand je pense qu'il y a trente ans, c'était toi et mes enfants que je voyais à leur place... c'était il y a si longtemps à présent.

— Je ne crois pas que tu m'aies beaucoup vu jouer avec Ambroise, rétorqua-t-il en se tournant vers elle, amusé. Il avait plutôt une fâcheuse tendance à vouloir m'éviter.

Il porta à nouveau son regard sur la chienne et l'observa longuement d'un regard empli de tendresse.

— En revanche, d'aussi loin que je me souvienne, elle a toujours été là pour moi. Même si cela agaçait fortement le frère. À croire qu'il en était jaloux.

Séverine hoqueta et baissa les yeux.

— C'est étrange de voir à quel point la petite ressemble à son père. Plus elle grandit et plus ses traits se rapprochent des siens. Elle a ses yeux, sa bouche et risque, au vu de sa croissance, d'être aussi grande que lui.

Alexander laissa échapper un rire en voyant l'enfant clouée au sol, maîtrisée par la chienne qui la léchait de vigoureux coups de langue.

— Tu trouves ? Elle me fait plutôt penser à Désirée. Du moins dans son comportement. J'aime la regarder quand elle joue ou tente de m'amadouer, même si ça m'énerve de devoir tout lui céder. De même que je ne peux m'empêcher de la regarder quand elle mange. Son regard est aussi brillant que le sien lorsqu'elle dévore ses viennoiseries. Elle est aussi gourmande que sa tante.

— Oui et elle possède son caractère. Elle a son insouciance, sa générosité et sa bienveillance. Je ne sais pas comment était sa mère mais c'est aussi ma fille que je vois en cette enfant.

Elle passa une main sur ses yeux, essuyant les larmes qui commençaient à perler sur son visage ridé marqué par les ans. Pour la rassurer, le corbeau se pressa contre elle et esquissa des va-et-vient de la tête en guise de caresses.

— Et dire que vous ne lui avez toujours rien dit ! dit-elle d'une voix étranglée. Qu'attendez-vous bon sang !

Alexander se rembrunit, faisant pianoter ses doigts sur la rambarde.

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