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Pendant que Maël entonne rageusement les paroles de Smells Like Teen Spirit, en tentant d'imiter la voix éraillée et déglinguée de Kurt, je me revoie perdue dans ma propre ville. Il est vrai que la bouteille de rhum que je m'étais sifflée le long des couloirs ne m'avait pas aidé à mettre mon GPS aux normes de ma vie devenue foutraque.

L'œil vif mais trouble, j'étais tombée sur un tout petit bar qui semblait être occupé malgré la vitrine noircie par les stickers ou affiches de concerts. J'ai entendu des lourdes basses se faufiler sous la porte d'entrée et une voix, semblable à celle de Billy Corgan des Smashing Pumpkins, m'appelait.

L'alcool déformait nettement les paroles d'origines, mais dans mon cerveau embrumé et enivré, les connexions s'étaient faites. Comme quand la prise jack de mon ampli accueille le câble électrique de ma basse. Il fallait que je rentre. J'aurais pu tomber sur un repaire de skinhead, ou de voyous terriblement mal intentionnés mais ce n'était que des gens qui buvaient un coup au son du rock des années 90. Ce bar, miteux au premier abord, au second aussi, devait devenir le mien. Il l'a été. L'est toujours d'ailleurs. J'en détiens la moitié des parts. Non, ce n'est pas vrai, mais c'est tout comme en fait. Mon odeur, ma voix, mes rires, mes pleurs, et même mon vomi, tout y est imprégné là-bas. Ambre squattera à tout jamais l'âme de ce bar.

Ce soir-là, alors que je cherchais des yeux une bonne âme voulant bien m'accueillir à sa table, me payer un coup et m'écouter parler, ce sont trois paires d'yeux, curieuses et interrogatrices qui se sont posées sur moi. Je l'ai pris comme un accord et je me suis dirigée, titubant à leur table. Comme si je les connaissais depuis dix plombes, je me suis assise, commandé une blonde, et m'étais présentée :

- Ambre. Et vous ?

- Euh, Maël le grand chevelu, Simon le porc-épic, et moi, James, le beau gosse.

Je gloussais et les saluais comme de vieux potes. Ma bière était arrivée et je n'étais finalement plus très sûre de vouloir la boire. Je préférais picorer dans le bol de cacahuètes en parlant musique, ma passion.

Pendant plus de trois heures, jusqu'à ce que le gérant, une crème soi-dit en passant, nous foute dehors à coup de pieds au cul, on a parlé musique, musique et encore musique. Il s'avérait qu'ils formaient un groupe et qu'ils reprenaient des sons rock depuis 1970 à fin 1990, l'âge d'or du rock selon moi. Selon eux aussi, et c'est ce qui m'a poussé à leur demander s'ils ne cherchaient pas, par le plus grand de tous les hasards, une bassiste. Le soir même, avachie dans mon pieu, la tête tournant comme un carrousel sous LSD, je faisais déjà partie de leur groupe sans même vraiment connaître leur niveau, ni le mien.

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Pendant deux heures, non-stop, on enchaine les morceaux. James massacre l'intro, pourtant primordiale avec la batterie, de Two Princess des Spin Doctors. Oui, le fameux générique de Friends, la série qui a bercé mon adolescence. A massacrer, autant le faire à deux, je m'occupe de ruiner Celibrity Skin de Hole, à la voix sur ce morceau. Seuls les Red Hot' trouvent grâce à nos yeux et je m'applique sur ma ligne de basse, élément indispensable de Californication.

Ereintée, et mes doigts en feu, je ne suis pas mécontente quand Maël lâche son cri rauque, signifiant la fin de la répétition.

Je ne sais même pas comment je vais pouvoir garnir les burgers après à la prise de mon poste au Mac Do Denfert-Rochereau à 20h00. Les vendredis, je fais toujours la nocturne jusqu'à minuit. Ça m'emmerde grave si je veux sortir ou aller à un concert. Mais bon, je ne me plains pas, j'ai pu voir avec le manager du fast-food pour adapter mon planning à mon autre emploi chez Bob et les répétitions.

Même si pour le moment, on ne se produit pas, on estime que pour être bon, et toujours meilleur, il faut répéter. J'aimerais vraiment me reproduire, même dans un trou à rats, car je ne connais pas la sensation de jouer devant cinq, dix ou même cents personnes. On peut toujours rêver. Il y aura nos parents qui viendront nous voir, les quelques copains autour de nous et point. Mais mon père sera le VIP à mes yeux, le jour où on jouera. Il aura un siège en cuir, du champagne et il aura droit à toutes les critiques du monde, même celles qui feront le plus mal.

- Waouh les gars, on a bien donné. Quoi que sur Hole, j'ai un peu merdé, mais faut que je la travaille.

- Oui, Ambre, ce n'est franchement pas au point, surtout le pont. Bosse-le encore un peu, et ça ira, me répond Maël.

- Oui papa !

Il me donne une tape sur l'épaule avant de porter le briquet à l'extrémité noire de sa cigarette.

Je l'imite très vite, passe les lanières de ma basse sur mes épaules, à la manière d'un sac à dos et lance à l'assemblée :

- Je dois partir tafer les gars. Si vous venez pour 21h, je peux voir pour vous offrir une boite de nuggets.

- A chacun ? demande, gourmand James.

- Bien sûr que non, idiot. Une pour vous trois !

En les entendant rire, agacés par mon humour à deux balles, je les salue en leur rappelant qu'ils sont toujours la bienvenue chez Tonton Ronald's.

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Tonton Ronald's, mon deuxième employeur est peu moins sympa et ouvert que mon premier, Bob. Je n'ai jamais le temps de causer, mais par contre de me faire engueuler quand l'oignon est mal coupé ou que les glaçons dans le gobelet sont au nombre de cinq alors qu'il en faut huit, ça oui. Le manager, Richard est plutôt sympa mais un point gueulard aux heures de pointes. Le vendredi, 20h, c'est l'heure de pointe. Et c'est ma plage de travail que je déteste le plus. Allez Ambre, accroche-toi, fait un grand sourire à Tonton Ronald's en arrivant, promets-lui que tu vas faire de ton mieux, et que non, cette fois-ci, tu n'oublieras pas sciemment de mettre cette putain de charlotte résille sur la tête.

Je hais ce truc qu'on doit porter obli-ga-toi-re-ment !! On dirait que ma sœur s'est fait un bonnet avec ses collants résilles ultras vulgaires et que comme ça ne lui allait pas, elle s'est dit que sur la tête de sa frangine, ça ira parfaitement ! Tu parles d'un cadeau.

Je rejoins mes collègues dans les cuisines après m'être lavée minutieusement les mains, changée et mis cette merde sans nom sur la tête. Ça me ridiculise à fond, mais bon, avec Ronald's, on ne rigole pas avec les règles d'hygiène.

Les dwichs s'enchainent, les bip bip incessants de cuisson aussi, les voix qui s'élèvent derrière le comptoir donnent signe que le restaurant tourne, on peut continuer à travailler comme d'habitude. Je ne me presse pas davantage quand Richard vient s'exciter cinq minutes dans les cuisines. La cuisson des pains ne peut pas aller plus vite que la musique, et s'il veut des belles tomates bien régulières, qu'il me laisse peinarde avec mon coupe-tomate merdique !

Après vingt-et-une heures, Richard vient me voir pour me dire que le coup de chaud étant passé, je passe en caisse. Pendant près de deux heures, j'enchaine les commandes et les contestations. J'en prends pour mon grade, mais pas une fois je m'énerve. Le règlement si strict de l'autre connard à bouclettes jaunes nous l'interdit. Comme toujours, je prends sur moi et décide de rester calme parce que si Ambre pète un plomb, ce n'est pas juste un oignon que Richard va se prendre dans le derrière, mais tous les Big Mac de la journée.

J'aime venir travailler ici, et voir comment les gens peuvent se prendre le chou pour trois frites pas cuites ou le jouet Happy Meal pas franchement fun. Alors que quand on regarde autour de nous, dans la rue, dans le monde, dans ma tête, ça ne tourne pas vraiment rond, parfois ça ne tourne d'ailleurs plus du tout. Je relativise et essaye de comprendre le comportement des clients d'un fast-food. Et après huit mois d'intenses recherches, analyses et cours intensifs, certains animés pour de vrai, je ne capte pas vraiment. La nature humaine + un Menu Best of, ça ne donne rien de bon finalement.

J'espère que cette bande de mecs, bruyante, animée et déjà chiante, me prouvera le contraire.


De Rock et de FeuOù les histoires vivent. Découvrez maintenant