Newton se paralysa, hanté par la crainte torturante de se mettre à trembler. Ses doigts moites crispaient et froissaient le papier satiné qu'ils tenaient solidement, comme s'il pouvait tenté de s'enfuir à chaque instant. Il risqua un regard furtif dans la classe où les élèves, perchés sur leur table, se démenaient à s'arracher mutuellement leurs lettres fraîchement reçues en ce matin de Saint Valentin. Un pas hésitant le conduisit jusqu'à sa place habituelle. Il sentait son sang bouillir dans ses tempes et empourprer son visage pâle de frayeur. Les yeux rivés vers l'élu de son cœur trémulant, ses lèvres se pinçaient de temps à autres dans une grimace nerveuse. D'un geste retenu, il glissa discrètement le papier sur la table voisine, à l'abris des regards curieux. Sa gorge remua. Il l'avait fait. Il ouvrit sa bouche tant sa respiration devenait pénible et patienta. Thomas arriva, encerclé par sa bande d'amis indisciplinés composée des pires têtes brûlées du lycée qui hurlaient obscénités et vulgarités à travers la salle. La découverte de sa lettre fut suivit d'un vacarme usité. Bousculé dans tous les sens, le garçon brun déplia maladroitement le message, intimant à ses admirateurs de ne pas en lire le contenu. Il inscrivait :
« Lorsque j'ouvre mes lèvres je ne sais quel mot prononcer. J'aimerais te le dire mais je ne sais comment. Tout comme j'aimerais t'aimer mais ne sais comment m'y prendre. Je ne suis qu'honnête lorsque l'on m'offre l'occasion de l'être. Les célébrations telles que la Saint Valentin font de moi un livre ouvert aux pages cornées. J'aimerais que tu t'intéresses à mes paroles mais je ne sais comment. J'aimerais que tu connaisses la mélodie de ma voix et les battements frénétiques de mon cœur. J'aimerais que l'on se rapproche mais je ne sais comment vaincre cette frayeur qui songe en moi comme un vieil homme attendrait la mort en son gîte. Je n'ai pour arme que ma poésie dramatique face à mon amour interdit. J'aimerais que tu comprennes le combat éternel de ceux qui vivent imprudemment. Peut-être ainsi t'éloigneras-tu des horreurs que demeurent tes stéréotypes. »
Les lèvres ouvertes et l'esprit assommé, Thomas n'entendait plus les jérémiades de ses camarades lui criant de dévoiler sa dernière déclaration. Sa confusion fut si forte qu'elle dérida son visage et endormit ses songes ; elle ne fit que soutirer des questions délicates aux adolescents l'entourant.
« C'est un garçon. répondit-il, abasourdi. Un garçon m'a écrit. »
À ses côtés, le rire grave et cynique de Gally éclatait.
« Mon pauvre ! Tu as reçu des dizaines de lettres d'amour de meufs jusqu'ici, et voilà qu'une pédale t'en livre une ! Tu as dû commettre la plus irréparable des erreurs pour que ton destin se retourne contre toi de cette façon ! »
Les garçons gouaillaient si bruyamment que leurs moqueries couvraient les bégaiements de Thomas.
« C'est bien écrit. marmonna-t-il, comme pour lui-même.
— Ah, ça ! persifla Minho. Les tapettes, ça s'intéressent à l'écriture ! Il suffit de demander à Rimbaud et Verlaine !
— Dommage que ces mots nous rappellent que des monstres pareils existent ! ajouta Ben dans un rire. J'espère que celui-ci quittera l'école avant de tous nous contaminer !
— Mais non ! contredit Winston, hilare. Les tapettes, ça dégoûte, mais c'est pas contagieux !
— Arrêtez donc... murmura Thomas, dont le regard fixait encore le papier. »
Les yeux de Newton brillaient de larmes brûlantes à la façon des miroirs. La tête vissée vers sa table, il s'efforçait de laisser penser qu'il n'avait pas saisi un mot de la conversation et prétendait ne pas être concerné. Il haletait, suffoquait et s'étranglait devant cet ignoble spectacle de honte que l'on dressait sans le savoir à son honneur. L'entrée sévère du professeur rendit muet les ingrats et sauva le garçon blond de son calvaire intenable.
*
Newton parcourait rapidement les couloirs, effrayé par tous les possibles regards jugeurs qui se posaient sur lui avec dégoût. Nul ne savait qu'il était l'auteur de cette lettre et pourtant, la crainte d'être reconnu et moqué ne cessait de s'enterrer en peu plus profondément en lui à chaque pas fait. Ses mains serraient ses livres de cours si puissamment que ses os saillants pliaient et ondulaient sa peau blême d'une façon squelettique, son regard harpé par le sol trahissait la honte ultime qui grandissait dangereusement en lui. Ses jambes fléchirent soudainement, il s'écroula par terre. Un garçon l'avait poussé. Newton rougit jusqu'à la racine de ses cheveux et s'empressa de rassembler ses cahiers. Sa hâte l'empêcha de remarquer le regard insistant que Thomas portait sur son corps courbé, accompagné de ces mêmes mufles qui gloussaient ridiculement face à la chute du blondinet égaré. Rongé par la honte, ce dernier fuit et quitta l'établissement dans un sanglot convulsif. Il vint se réfugier dans la chaleur réconfortante des toilettes de son lycée, envahies par une douce solitude. Son dos glissa le long du radiateur alors que des pleurs étouffés par l'amertume lui échappaient. Son visage fouetté par le vent tiède du dehors se cacha dans le creux de ses genoux entrouverts. Sa voix craqua. Là, blotti dans un coin, il s'autorisa à extérioriser sa peine immensément infinie. La porte grinça avec pudeur et laissa entrer un jeune homme dans sa planque, s'avançant lentement jusqu'au corps incurvé et pris de secousses. Sans que Newton n'y prête attention, il s'assit à ses côtés avec une extrême douceur qui sous-entendait ses bonnes intentions.
« C'est toi, pas vrai ? caressa une voix de miel. »
Le cœur étourdi du garçon s'élança dans une danse au rythme effréné. Deux perles noires et méfiantes, semblables à un gouffre de remords ardents, remontèrent le long de la silhouette qui les observait avec intérêt.
« T-Thomas... bredouilla le garçon, les mains tentant d'essuyer ses larmes. Que fais-tu ici ? reprit-il, le ton chevrotant.
— Je viens voir comment tu vas, pardi ! T'es-tu fait mal, en tombant ?
— Je n'ai rien. assura-t-il en évitant son regard. Que voulais-tu dire, par "c'est moi" ? trembla-t-il. »
Le garçon brun déplia sa lettre d'amour avec soin et délicatesse, craignant d'en abîmer ne serait-ce que le coin. Les doutes de Newton ne furent que vérifiés.
« J'ai reconnu ton écriture. se justifia-t-il. Je suis désolé. lâcha-t-il finalement. Désolé de ne pas t'avoir défendu, ce matin. J'ai conscience de la stupidité de mes amis. Ils n'ont rien comme toi, eux. Ils n'ont pas ton intelligence et ton esprit, ni ta poésie. J'espère que leurs idioties ne t'ont pas blessé. Ils n'ont pas encore compris, tu sais. Il leur faut encore du temps.
— Pourquoi t'embêtes-tu à me parler ? Je m'en doute bien, que tu ne m'aimes pas et que je te dégoûte.
— Me dégoûter ? Toi ? Ce serait une sacrée nouvelle. »
Il extirpa de sa poche un papier chiffonné et griffonné, maculé de taches d'encre et repeint par des dizaines de rayures. Le rouge monta aux joues de Thomas.
« J'ai essayé de te répondre en utilisant d'aussi beaux mots que les tiens, je te le jure ! mais... je n'y suis pas parvenu. s'expliqua-t-il.
— Tu... Tu... balbutia-t-il, les sourcils haussés.
— Je n'ai pas osé te déclarer ma flamme. Je n'ai pas ton courage. Mais... à présent que nous sommes seuls, complètement seuls, face à face, cœur à cœur... je peux enfin te dire sereinement que je t'aime à ma façon. »
Thomas se pencha avec une atroce lenteur, faisant languir le blondinet qui l'observait d'un œil autant perdu que désireux. Il embrassa ses lèvres d'un baiser doux, d'un baiser pur et consolant, pareil à une étreinte tendre et affectueuse que l'on recevrait d'un être qui nous est cher. Un sourire étira les commissure de leur bouches et ils se scrutèrent, détendus par un épanouissement mutuel. Thomas prit une goulée d'air et sembla rougir.
« Newton... veux-tu être mon Valentin ? »
La tête du nommé hocha frénétiquement. Une joie délicieuse et enivrante les pénétra, cette joie qui saisit lorsque l'on retrouve un plaisir aimé dont nous fûmes privés depuis longtemps. Et ils s'embrassèrent.