Rien ne me vient. Je ne pense pas, je ne sais pas, je ne comprends pas. Cela fait une semaine que médecins et les infirmiers sont penchés sur moi, que le jeune homme prétendant être mon petit ami fond en larmes dès que son regard croise le mien. Il est souvent là, au chevet de mon lit, les doigts croisés sous le menton, à m'observer, à me répéter à quel point je lui ai manqué. Il ne comprend pas, lui non plus. Du moins il refuse de le faire, d'accepter que je ne suis pas ce que j'étais et celui qu'il a connu. Je viens comme de naître à vingt-sept ans, je me souviens uniquement de mon réveil ; je ne suis personne jusqu'à ce que je découvre à nouveau ce que je peux être. Il m'assomme d'anecdotes que j'aurais vécues, il me bassine de nouvelles à propos de nos paraît-il amis. Mais ça m'est bien égal, à moi. Je ne connais rien de ces gens-là, je me fiche d'être informé de leur statut de vie. Je n'ai aucun attachement, je n'aime rien, je n'aime personne. Je ne retrouverai jamais ma mémoire, c'est écrit noir sur blanc depuis mon accident. Pourquoi s'embête-t-il à tenter de réveiller ma défunte conscience ? Ne pourrait-il pas songer à moi, à mon état de choc, à mon incompréhension ? Il n'y songe pas une seconde, d'après ces mots qu'il me récite comme un sage dicton : « Je retomberai amoureux de ce que tu deviendras. Et si tu m'as vraiment aimé, tu retomberas amoureux de ce que tu découvriras de moi. » Je n'en crois pas un maudit mot. Ce que j'étais est mort, je n'existe plus, je ne suis rien, seulement une boîte crânienne et un cœur fonctionnel. Je n'ai plus d'âme, plus de personnalité et plus de goûts, après tout comment pourrais-je récupérer ce qui se bâtit tout le long d'une vie, cette même vie que j'avais autrefois mais n'aurais plus jamais ? Ce garçon rêve. J'habite avec lui et je ne veux pas de lui. Je l'ai aimé, mais je ne veux rien de son corps et de son cerveau. Mon passé est entièrement mort. C'est un inconnu, je ne veux pas de l'amour imprudent qu'il me voue. Je ne veux plus jamais le voir, je ne veux plus jamais l'entendre. J'aimerais partir, partir loin, ne plus jamais me donner une seconde chance de vivre. Peu importe si mon corps peut toujours se porter, mon esprit a disparu pour l'éternité et a fait de moi une coquille vide, un instrument sans son. Je ne sers plus à rien, et je ne me battrai pas pour sauver le moral d'un simple garçon. Mais voilà que mon séjour à l'hôpital s'achève et que je suis apte à retourner chez moi après cette pénible période de rééducation complète. Je m'y suis opposé, je ne voulais pas rentrer avec cet homme obnubilé par ma présence. Mon calvaire en a décidé différemment : on m'a dit que je n'avais plus de famille à titre génétique et qu'il ne me restait que Thomas. Cette annonce n'a rien produit de profond en moi ; pas de regret, ni de deuil, ni de mélancolie. Seulement de l'agacement : j'étais condamné à la surveillance de cet homme dépendant de moi. Il m'a conduit jusqu'à notre appartement, j'avais l'impression de voler le rôle de quelqu'un d'autre, d'appartenir à un tout autre monde que le sien. Sans aucune surprise rien ne m'est revenu en tête devant mon ancien lieu de vie, j'ai découvert les pièces sans les associer à des quelconques souvenirs. Je faisais la visite des lieux, sans plus. Et comme si mon mal-être ne se jugeait pas suffisamment imposant, je devais partagé le seul et unique lit avec Thomas. C'était plonger dans un océan parfait sans savoir retenir sa respiration. J'ai catégoriquement refusé, je ne comptais pas dormir aux côtés d'un homme dont je venais à peine d'apprendre le nom. C'était follement insensé.
« Je comprends... m'a-t-il répondu. Je dormirai sur le canapé, tu pourras prendre notre lit. »
Je l'ai guetté comme une mouche guetterait une araignée stoïque à sa vue. Je m'étais attendu à ce qu'il m'oblige à adopter mon passé, à creuser les limbes de ma mémoire avec mes ongles. Mais il n'a rien fait de tout cela. Les premières nuits, nous avons fonctionné ainsi ; chaque soir, après avoir dîné en silence, il se rendait dans le salon et je rejoignais la chambre. Ça ne me dérangeait pas au départ. Puis j'ai commencé à me sentir seul dans cet immense lit, dans ses draps froids, près de ses oreillers vides. Je me suis mis à grelotter de frayeur, d'incommodité. Je me sentais vulnérable une fois laissé entre mes propres mains, si atteignable et si peu instruit de la vie, moi qui en avais tout oublié. Alors j'ai appelé Thomas à travers l'obscurité, lâchement caché sous les draps que je serrais entre mes poings. Il est arrivé un peu affolé, violemment extirpé de son sommeil, le torse nu et en caleçon, les cheveux entièrement décoiffés.