Chapitre 5 - la MAACHPAR

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En fait, il s’agissait d’une sorte de maison de retraite dans laquelle étaient accueillies ce que l'on nomme « des personnes fragiles et vulnérables, de plus de soixante ans, pour lesquelles un personnel adapté tend à préserver l’autonomie ». Dixit la version soft, celle inventée par l’Etat, relayée par l’établissement.

Avant d'intégrer le groupe Audi, Paul, pour survivre, griffonnait quelques piges pour le journal de sa ville, le "Petit Journal du Net", et il avait fait un reportage sur ce sujet. Il s'était infiltré à plusieurs reprises, dans la MACHPAAR proche de son domicile de l’époque. Non seulement il n'avait pas aimé ce qu'il avait découvert mais en plus cela lui avait coûté sa place. Parce que lui, il était ainsi, et ce n'était pas dans ses principes que d'enjoliver la sordide réalité pour faire plaisir à son supérieur. Son rédacteur en chef lui avait refusé son article au motif qu'il ne correspondait pas du tout à la ligne éditoriale du journal dans lequel il officiait.

Son analyse avait pourtant été pointue.

La MACHPAAR est d’abord une entreprise dont l’objectif est de réaliser du profit. Certes, avec la bénédiction des administrations de la santé, dont le Bureau National pour la Santé qui subventionne ces établissements en contrepartie du respect d’objectifs de qualités, propres à chaque maison et sensés être respectés.

Il est vrai aussi que le Petit Journal du Net (PJN) pour lequel il travaillait, vivait de ses vues sur la toile. Et pour survivre, il n’était pas question d’utiliser des mots trop crus d’autant que le maire de la commune –également responsable du journal– n’avait donc pas manqué de poser son véto. Un tel article aurait purement et simplement envoyé PJN dans les limbes de la toile virtuelle et surtout, aurait ruiné les avantages pécuniaires que s'octroyait le maire.

Se retrouver devant ce type de maison le ramenait à ses jours et ses nuits où il avait fouiné pour comprendre tous les rouages du lieu. Que ce soit pour les familles ou pour le personnel, pour l’établissement ou pour ses contributeurs, ou encore pour les résidents ou leurs proches. Ce qu’il avait découvert, il n’avait pu s’empêcher de le transcrire. Ses phrases trop cash, ses mots trop vrais dépourvus de filtres qui auraient adouci la vérité, n'étaient pas adaptés aux bonnes manières primordiales à la tranquillité de la société aseptisée d'aujourd'hui. Bref, il avait découvert la fumisterie et il lui avait paru nécessaire de la livrer sans fard, tant pour les pauvres humains accueillis dans ces centres que pour les lâches qui leur rendaient visite tous les mois.

Le passage furtif juste devant lui de la grosse femme à la sonnerie de téléphone lugubre, le ramena au présent. Les mots « Réquisitionner Carmin Paul » affichés un peu plus tôt sur son écran se rappelèrent à sa mémoire. Pourquoi ? Il fallait qu’elle lui explique pourquoi son nom apparaissait dans son téléphone. Elle lui devait une explication. Il avait un peu de temps devant lui avant de retrouver Emilie, autant en profiter.

Justement pendue au petit appareil électronique qui semblait ne pas la quitter, la femme ne prêta pas attention à lui quand il lui emboîta le pas. Il allait la suivre jusqu’à ce qu’elle lui explique pourquoi son nom apparaissait dans ses messages.

Elle semblait pressée, et d'un geste sûr poussa les portes d’entrée de la MACHPAAR et se faufila en direction de la salle à manger de l’établissement.

De tous les souvenirs, la mémoire olfactive est la plus tenace. L’évocation inconsciente peut être conservée pendant des dizaines d'années. Et Paul n'avait rien oublié de l’odeur qui le saisi à la gorge alors qu’il passait la porte, sur les talons de la grosse femme.

Quelque soit la MACHPAAR, l’intérieur est immuable. Les couleurs fadasses sur les murs, l'odeur âpre, la chaleur étouffante et la sensation d'entrer dans une dimension spéciale où les personnes restent figées hors du temps. Ses découvertes réalisées lors de sa période journalistique remontaient à la surface. Comment oublier cette grande pièce qui exhalait une odeur de vieilles peaux usées où des fauteuils alignés le long des fenêtres, comme des plantes vertes, permettaient aux résidents de prendre le soleil pour fixer la vitamine D.

Il suivit des yeux la grosse dame qui s’approchait d’un homme assis dans un fauteuil au fond de la salle. L’homme, à l’œil vitreux, n’eut aucune réaction à l’approche de l’intrigante.

La bouche à demi ouverte, sa lippe molle laissait s’échapper un filet de bave qui s’écoulait doucement et auréolait sa chemise.

La curiosité de Paul, protégée des regards par une haie géante de plantes vertes, s’étanchait en surveillant les agissements louches de cette grosse femme. Les feuillages de sa cachette apportaient sérénité et harmonie au lieu et fascinaient Paul par leur épanouissement inversement proportionnel à la faiblesse des résidents.

L’aide quotidienne que ces maisons "offraient" –le mot était bien mal choisi– consistait à décharger les personnes âgées de la seule activité qui pouvait les maintenir vivante ; c’est-à-dire l'intendance de leur propre vie. On avait kidnappé le destin de tous ces gens qu’on avait ensuite rassemblés là pour leur sécurité.

Les souvenirs qui lui revenaient en pleine face étaient chargés de toute l’aversion qu’il avait ressentie lors de son reportage. Il répugnait à légitimer ces établissements qui vantaient la solution miracle pour leurs patients, alors que, comme des galériens prisonniers de leurs chaînes, leur aliénation n’allait servir que les intérêts de l’établissement. Et jusqu’à la lie.

La solution miracle qui dédouane la descendance de l’interné et déculpabilise l’administration apporte le remède à ceux qui ne savent plus qui ils sont, ne savent plus se lever ou se coucher seul, ne savent plus que l’éponge ne se trempe pas dans le thé en guise de gâteaux secs, ne savent plus que ces gens qui viennent les embrasser un dimanche sur trois sont leurs enfants…

L’homme, qui faisait l’objet de l’intérêt de la grosse femme, était de ceux-là. Ses yeux éteints revisitaient sans doute un passé où les couleurs, altérées par le temps, s’évanouissaient. Mais les souvenirs d’antan, joyeux ou tristes, re-pigmentaient son histoire de couleurs enjolivées, qu’il ne partageait plus avec personne.

Depuis sa couverture verte, Paul-l’enquêteur distingua parfaitement le moment où la femme se saisit de la main gauche de l’homme et l’enserra entre ses mains potelées. Elle ne semblait pas lui parler, elle restait simplement immobile et le dévisageait.

Que faisait-elle ? Le temps parut très long à Paul. Inquiet d’être découvert, il ne voulait pas avoir à répondre à une question du genre « Vous chercher quelqu’un Monsieur ? ». Mais cela n’arriva pas.

Il espionnait les activités pour le moins étrange de cette femme quand la conversation de deux aides-soignantes qui passaient derrière lui vinrent attiser sa curiosité. Elles parlaient de cette « Fanny qui était encore là avec un résident ».

L'audace du destinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant