Chapitre 17 - qu'allait-il faire tout seul dans cet endroit

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L’état de votre amie s’est encore aggravé. Venez vite. Elle a de nouveau fait un arrêt cardiaque, son état est très, très, …

Le ton du docteur était empesé, tout comme ses mots. Venez sans attendre, ajouta-t-il encore.

Paul raccrocha ce maudit appareil. Les yeux fixes. Il chercha rapidement des yeux Fanny. Elle n’était plus là. Tant pis, il fallait qu’il parte. Machinalement, ils avaient fait un bon bout de chemin dans ce parc, et Paul dut se mettre à courir aussi vite qu’il pouvait pour rejoindre la "réa".

C’est le souffle coupé qu’il arriva à l’étage ou Emilie était prisonnière des fils et des machines.

Alors que, fébrile, il quémandait une tenue protectrice pour entrer dans la chambre d’Emilie, le docteur Eluard l’intercepta.

—Ah, Monsieur Carmin, vous êtes là. … Je suis désolé, Monsieur Carmin…

Sa voix était douce. Mielleuse.

Paul ne comprenait pas pourquoi ce type venait le ralentir au vu de l'empressement qu'il avait eu à le prévenir. Et cette infirmière qui semblait attendre l'aval du doc pour lui donner sa tenue !

Le professeur dévisageait Paul. Ce dernier ne saisissait pas l'improbable, l'impossible, l'intolérable.

Hébété, il regarda le médecin baisser les yeux et se taire. Il s'appliquait sciemment à ce que le silence comble ses lacunes volontaires.

Bon d’accord il était désolé, mais de quoi, ce n’était pas la peine de le faire languir. Il allait la cracher sa Valda ?

— Je suis désolé, reprit le docteur Eluard, son regard dans celui de Paul ne cillait pas.

Son ton était ferme et sans appel. La phrase était prononcée comme une sentence. Bien sûr que Paul ne comprenait pas. Comment aurait-il pu envisager cet achèvement ?

Le docteur pesa alors de sa main sur l’avant bras de Paul. Il fallait qu'il admette vite.

L’étincelle se produisit enfin.

— Quoi ? Qu’est-ce que vous voulez dire ?

Les mots étaient sortis de sa bouche comme on vomit un trop plein de bière.

Paul dévisageait le médecin, les yeux exorbités questionnaient le faciès impassible d'Eluard. Sa tête comprenait mais sa réalité se refusait à admettre.

Paul avait compris. Le médecin savait que la colère allait se déchaîner. Il l’entraîna alors à l’écart des soignants et des rares visiteurs. Il savait que l’explosion de grogne était nécessaire. Qu’il fallait que la tempête ait lieu.

Je suis désolé, répéta encore le docteur une main dans le dos de Paul. Elle était si faible. Lorsque son cœur s’est arrêté, nous avons tout fait pour le faire redémarrer. C’est un service de pointe ici avec une équipe qui est intervenue avec force et rapidité. Mais sa faiblesse était telle…

— Vous vous rendez compte que vous êtes en train de me dire que ma fiancée est décédée d’une fracture du fémur ? Paul rageait. Sa voix augmentait de volume au fur et à mesure de la phrase. Il prononça le mot « fémur » en hurlant comme une furie. Il enrageait et son agressivité peinait à s’exprimer, ne sachant quelle forme prendre.

Je comprends ce que vous pouvez ressentir. Mais c’est son cœur qui est en cause, pas sa jambe… Ces quelques mots qui se voulaient réconfortant ont eu pour effet de réveiller la bourrasque.

Paul envoya sur le carrelage tout ce qui se trouvait dans les étagères devant lui. Toutes les charlottes empaquetées volèrent au sol, les blouses, les gants, il frappa de toutes ses forces contre le mur et projeta une chaise à l’autre bout de la pièce.

Alerté par le bruit, deux brancardiers ouvrirent la porte sans ménagement. Le docteur Eluard leur fit signe de la main, indiquant qu’il maîtrisait la situation. Il était rompu à ce genre de réaction. Il était patron de la "Réa", il avait souvent été témoin de ces contrecoups, de ces tornades lorsque des patients jeunes décédaient.

— Je suis désolé, rajouta encore le docteur alors que Paul se laissait glisser le long du mur jusqu’à être assis par terre dans un coin de la pièce, la tête entre les mains, le corps secoué de spasmes.

Avec une voix douce et calme, le Professeur s'adressa à lui comme à un jeune enfant en panique.

— Si vous voulez vous pouvez la voir, je peux vous accompagner près d’elle et rester avec vous. Mais d’abord, vous allez avaler un léger calmant. Maintenant, c'est à vous qu'il faut penser. Ensuite vous rentrerez chez vous. Demain, si vous le souhaitez, nous pourrons à nouveau discuter. Je serai disponible pendant tout le temps dont vous aurez besoin.

L’élocution du docteur Eluard était maîtrisée. Il prononçait des phrases courtes d’une voix forte et ferme mais douce pour ne pas être trop directive et avec une lenteur particulière pour bien se faire comprendre.

Chaque mot était espacé d’un temps exagérément long mais s’égrenait sans discontinuer. Sa maîtrise montrait qu'il était rompu à l’exercice, mais que ce ne devait pas être celui qu’il préférait.

Les pieds de Paul ne touchaient plus le sol, il se noyait. Il sombrait.

Les yeux rougis, il consentit à suivre le docteur dans la salle de garde où il accepta le petit cachet rose que le médecin lui tendit. Eluard s'assura de la prise du médicament en attendant que Paul avale toute l'eau contenue dans le verre. Alors il s'empara de son bras et le guida jusqu’à une salle trop calme où pesait une atmosphère angoissante. Le sol, jonché de papiers d’emballage et de plastiques attestait de l’animation qui s’était déroulée là un peu plus tôt.

Le corps d’Emilie, détendu, était allongé sous un drap jaune pâle. Plus aucun fil ne sortait de son corps. Apaisée, elle dormait d'un sommeil tranquille, imperturbable, froid.

Paul s’approcha lentement et n’osa la toucher. Il se rappelait de la fois où il avait eu un mouvement de recul en prenant sa main gelée.

— Vous pouvez la toucher, chuchota Eluard.

Paul avança des doigts hésitants pour prendre la main d’Emilie. Cette main douce et tiède. Cette main dans laquelle il n’y avait plus de vie. Cette main qu'il n’avait plus envie de tenir.

Le docteur lui approcha un tabouret afin qu’il puisse s'installer tout près d’elle.

— Restez le temps que vous voulez, je reviendrai vous chercher.

Ce furent les derniers mots du toubib avant qu’il ne sorte de la pièce et qu’il referme sans bruit la porte derrière lui.

L'audace du destinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant