Chapitre 9 - Docteur Eluard

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Paul, debout dans la cuisine, ingurgitait son café au moment où la voix de Garfunkel se fit entendre : "Hello darkness my old friend, I've come to talk with you again…". La sonnerie de son portable venait derechef le déranger dans ses pensées. La matinée recommençait comme la veille…

Paul appuya sur l’icône du téléphone vert et articula un "allo" empreint d'inquiétude. Maintenant, il appréhendait ce que la voix, à l'autre bout du fil, allait lui annoncer.

— Monsieur Carmin ? C'est le service orthopédie - traumatologie de l'hôpital d'Auzances. Il y a eu une évolution dans l'état de votre amie, vous devriez…

Au bout du fil, la voix chevrotait, puis des bruits bizarres, enfin un homme prit la parole.

— Monsieur Carmin, ... docteur Eluard à l'appareil. Je souhaiterai vous rencontrer rapidement. Les nouvelles de votre amie, Emilie Duchêne, ne sont pas bonnes. Pouvez-vous venir au plus vite jusqu’à l’hôpital ? Il y a eu des complications la nuit dernière et je voudrais m’entretenir avec vous. Je vous attends et vous donnerai toutes les explications. Ne tardez pas.

Toute l’énergie de la haine envahissait le cerveau de Paul. « Non mais c’est pas vrai, ça recommençait ». La panique emmêlait ses pensées. Pour quelles raisons pouvait-il y avoir des complications ?  Il avait passé du temps avec elle la veille au soir, elle se portait comme un charme.

Paul envoya valdinguer son téléphone sur le sol et abattit de toutes ses forces ses deux poings serrés sur la table. Il ouvrit la bouche comme pour hurler mais aucun son ne sortit de sa gorge. C’était le deuxième jour, et l’histoire semblait se répéter inlassablement. Deuxième panique. Paul ne se sentait pas la force d’assumer encore la longue et terrible épreuve de la salle d’attente.

Cependant, il reprit le chemin de l'hôpital, obéissant à la demande du médecin sans se soucier des limitations de vitesse. Le couloir de son immeuble, sa voiture, la route, le parking, à nouveaux les longs couloirs blafards, les ascenseurs. Il venait de réaliser la performance de relier son domicile à l'hôpital, à l'heure où les embouteillages sont les plus pénibles, en un petit quart d'heure…

Arrivé au huitième, il toqua à la porte de la salle de garde et un homme habillé d'une marinière bleue claire surgit sans attendre. L’homme l'attendait.

— Ha, vous êtes Monsieur Carmin. Venez, suivez-moi, c’est par ici.

Il entraîna Paul dans une salle d'examen vide et le fit asseoir sur un tabouret en plastique.

— Monsieur Carmin, je vous ai demandé de venir très vite ce matin parce que, comme je vous le disais au téléphone, la nuit de Mademoiselle Duchêne ne s'est pas déroulée aussi bien que l’on aurait pu s’y attendre.

Nous ne savons pas ce qui s'est passé. Alors que son état était stable, que les suites de l'intervention se déroulaient somme toute de manières normales, et que ses constantes étaient parfaites, vers une heure du matin, nous avons dû intervenir pour la réanimer. Elle a été choquée plusieurs fois et nous avons remis son cœur en route. Mais de justesse. Vous allez la voir, elle est très très faible. Vous devez avoir conscience que sa détresse respiratoire ne cesse d'empirer et qu’un autre arrêt cardiaque pourrait se reproduire à n'importe quel instant. Aussi, elle ne va pas rester dans le service et je la transfère ce matin aux soins intensifs. Je ne comprends pas ce qui s'est passé. Toute l’équipe est mobilisée sur son cas. Nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir, soyez-en assuré.

Ces mots prononcés, le docteur Eluard marqua une pause sans quitter Paul des yeux. Il insistait à le dévisager pour qu'il comprenne bien la gravité du cas de sa petite amie. Enfin, l’homme en blouse se leva et tendit un bras comme pour désigner la route à suivre à un Paul abasourdi. Comme pour fermer la marche, le médecin appliqua une main dans le dos de Paul.

— Venez, je vous conduis près d'elle tout de suite, restez un peu à ses côtés avant qu’elle ne soit transférée.

Les brancardiers vont venir la chercher d’un moment à l’autre.

— Les intensifs, quand même…

— Je sais que le mot effraie, mais en réa, elle recevra les soins les plus adaptés pour son état. Croyez-moi, c’est mieux pour elle.

Paul ne savait que dire, il baissa la tête. Il avait bien vu que la veille Emilie se portait à merveille.
Dans le couloir, Paul trottinait comme un automate sur les pas du médecin pour rejoindre la chambre d’Emilie.

Lorsque ce dernier poussa la porte 805, Paul découvrit un corps qui n'avait plus rien à voir avec celui qu’il avait serré dans ses bras la veille.

Ses joues s’étaient creusées et de grosses traces gris-bleu encerclaient ses yeux mi-clos, son nez et sa bouche étaient dissimulés sous un masque à oxygène branché à un dispositif qui ronronnait et émettait autant de bip qu'une alarme détraquée. Son corps entier paraissait microscopique dans ce lit aux draps délavés.
L'appareillage qui encerclait Emilie impressionnait Paul qui marqua un temps d'hésitation avant de s'approcher du lit. Le médecin lui fit signe qu’il pouvait la toucher. Paul consentit à lui saisir une main qu'il relâcha aussitôt tant la sensation le rebutait, c’était comme si elle l'avait brûlé. La main de la jeune femme était gelée.

Il avait maintes fois enserrés ces doigts fins dans ses paumes mais de les sentir aussi dénués de vie et aussi froids lui fit esquisser un mouvement de recul, un sentiment de dégoût.

Le médecin perçut le mal être de Paul et s'approcha pour le rassurer. Il posa sa main sur son avant bras, et sans prononcer un seul mot coula son regard dans celui de Paul pour tenter de l'apaiser. Il s'adressa alors à lui, à voix basse, comme pour lui confier un secret. Il chuchota doucement à son  oreille :

— Ne vous inquiétez pas, dans ces cas-là, on doit baisser la température de la chambre, c'est pourquoi sa peau n'est pas aussi chaude que vous l’imaginiez.

A peine le médecin eut-il fini de prononcer sa phrase que la porte de la chambre s'ouvrit sur deux colosses aux larges épaules. Ils venaient chercher la jeune femme pour la conduire dans le service de réanimation.

Une fois que les deux gaillards eurent disparu avec la femme de sa vie, le docteur Eluard conseilla à Paul de rentrer chez lui, qu'il ne manquerait pas de le tenir informé de la moindre évolution de l’état de santé d'Emilie, mais que pour l’heure, il n'y avait qu’à attendre.

Si en se réveillant ce matin, Paul avait cru à une journée plus sereine que la veille, il s’était lourdement trompé. La spirale infernale du cauchemar reprenait vie.

Alors qu'il sortait de l’hôpital abandonnant Emilie dans ce service de pointe, Paul aperçut Fanny dans le hall d'entrée.

"Elle est toujours là celle-là" se dit-il en lui-même. "Je crois qu'elle a des choses à me dire…" Sans réfléchir, il accéléra le pas pour la rattraper.

L'audace du destinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant