Chapitre 28 - La guerre contre le rock

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Reprendre ses esprits. Voilà ce qu’il lui fallait. Paul ouvrit la porte du frigidaire, il devait avaler quelque chose de consistant sous peine de malaise vagal. Sauf que cela faisait une semaine qu’il n’avait pas remplit son réfrigérateur et les étagères ne proposaient pas grand chose. Il jeta son dévolu sur un morceau de fromage qu’il engouffra sur un bout de pain rassis. La nourriture constituait un velours dans son estomac fragilisé par ses boissons de la veille et de la nuit. Un peu rasséréné, il passa par la salle de bain pour se laver du toucher de cette femme et essayer de retrouver figure humaine.

Après une bonne douche et s'être débarrassé des cadavres de bouteilles vides, il se réinstalla dans le canapé pour faire le point.

Ses idées revenaient petit à petit. Avec de temps en temps des flashs assez choquants. Tout portait à croire qu’il s’était laissé emporter par les charmes de cette Fanny, alors qu’il aurait dû garder le contrôle pour découvrir ce qu’elle trafiquait, le pourquoi de tous ces noms à réquisitionner. L’alcool et la perte d’Emilie ne pouvait pas tout expliquer. Comment avait-il pu serrer dans ses bras une autre femme alors que le corps de son Emilie n’était même pas encore refroidi… Cette pensée le dégoûtait, jusqu’à le hanter.

Parallèlement, quand il pensait à Fanny une sensibilité nouvelle, une émotion particulière s’éveillait en lui et l’inquiétait. Ce n’était pas normal.

Il s’était donné deux jours de répit avant de se remettre en quête des lourds secrets de cette étrange femme. Mettre à profit ce temps précieux pour organiser son enquête et se forger un moral d‘acier face à la perte d’Emilie. Pour enfin admettre. Pour vivre ce deuil à fond, pour parvenir à accepter, pour le souvenir d’Emilie. Et tant pis pour ce que penseront les gens autour de lui.

Pour ça, il ne connaissait qu’une seule chose : se défoncer à l’alcool, se saouler jusqu’à plus soif, mais cela nécessitait qu’il soit seul et ne pas voir ses jours empoisonnés par une intrigante.

La box de la télévision affichait 16h27. Il contempla les bouteilles posées devant lui sur la table basse. Ce soir, ce serait gnole. Calvados ou kirsch. Plus sûrement les deux.

Il se saisit machinalement de la télécommande pour redonner vie à la télévision qui se ralluma sur la chaîne qui diffuse l’informations en continu. Ce furent les mêmes images, les gyrophares et les armes en bandoulière des hommes de l'anti terrorisme, les couvertures de survie brillant dans le noir pour réchauffer des corps qui n’auraient plus jamais froid. Il monta le son pour qu’enfin la journaliste n’articule plus dans le vide. Elle détaillait à l’excès un attentat…, non deux attentats, et puis des fusillades. La vue d’un monument national éclaira enfin la lanterne de Paul. C’était Paris. Des fusillades en pleine ville de Paris. Que s’était-il passé ?

L’invraisemblable. Irréel, inconcevable et injustifiable.

Paul écouta, bouche bée, l’horreur des explications de la journaliste spécialement mobilisée pour l’occasion.

La barbarie déchaînée de ces humains endoctrinés à haïr et à détruire ce qui était différent d’eux. Un racisme incompréhensible à la gloire d’un Dieu qui dictait à l’homme d’en tuer un autre pour être admis dans un hypothétique paradis, un comportement stupide enfermé dans un idéalisme féodal. 

Pourtant le geste gratuit, infâme, inexcusable, inqualifiable venait d’avoir lieu.

Les flaques de sang, les cris, les hurlements, la peur au ventre dans les rues d’une capitale au vingt et unième siècle : inimaginable. Des hommes qui tiraient sur des gens assis aux terrasses des cafés. Le monde devenait fou. Les vidéos amateurs filmaient et enregistraient le cliquettement des mitraillettes dont les balles broyaient la chair humaine et déchiquetaient les membres.

Le geste machinal que Paul avait amorcé pour renverser le kirsch dans son gosier n’aboutit pas. Le choc de la vision bloqua net son bras à mi-hauteur. Des fanatiques avaient fusillé des mélomanes dans une salle de spectacle. La guerre contre le rock.

Comment était-il possible d’inoculer autant de haine ? Quel type d’homme était assez stupide pour actionner une bombe qui le changerait en charpie. Et de quelle civilisation étriquée serait issu un tel Dieu pour prohiber la musique, bénir le massacre et se pavaner de sa déraison. Un Dieu n’oppresse pas un peuple, mais les hommes qui s’en proclament leur serviteurs en ont l’obstination. Ceux-ci, si mauvais qu’ils défieraient le pire des venins, ont la soif de manipuler leurs semblables pour une idéologie. Il n’est plus question de civilisation. C’est l’incivilisation qui répand sa bestialité dans un vingt et unième siècle trop naïf. 
Tels des chiens enragés qui se délectent à l'idée de la curée.

Et ces journalistes qui, non-stop, racontaient toujours le même déroulement, dévoilant toujours de nouvelles images de plus en plus intolérables. On dirait qu’eux aussi se complaisaient à décrire l’horreur avec en plus le sentiment de bien faire leur travail. L’information à outrance. L’être humain est rassasié de ces précisions trop violentes, repu de ce trop plein d’information qui donne trop de détails, ces doses d’atrocité font recette pour l’audimat, mais on en veut pas de cette abomination, de cette cruauté, de cette barbarie, de ces monstruosités.

L’ombre de Rodrigue plane derrière ces images ignobles et ses questions perfides qu’il nous murmure à l’oreille. L’audience va être bonne. Les parts de marché vont grimper au même rythme que défileront les bandeaux clignotants sur le bas de l’écran.

Et puis les images tournaient en boucle. Et puis les politiques entraient en scène. Le visage penché, les cravatés promettaient. Ils se disaient blessés et prêts à engager leur parole à punir les coupables. Quand on a constaté la valeur de leur parole, on comprend qu’ils veulent surtout conserver leur honneur, montrer qu’ils font face et sont à la hauteur de la situation. Ils n’aspirent qu’à une chose : sauver leur situation. Après leur entracte télévisé, un véhicule blindé les raccompagnera chez eux. Pour les familles de ceux qui y ont laissé la vie, il en sera tout autrement l’avenir sera désormais différent.

Cette laideur d’un monde consternant, qui se dit civilisé, et qui livre une guerre atterrante digne du Moyen-Age fait sombrer Paul dans son propre malheur. Les images sont trop dures et les journalistes se repaissent.

Il enfonce son doigt sur un bouton de la télécommande, la machine zappe toute seule.

Sa main amène la bouteille à sa bouche et déverse une rasade pour laver ce trop plein de misère. La nuit promet d'être longue.

L'audace du destinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant