Chapitre 54 - la première guerre mondiale venait d'éclater

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Saranyù, plus curieuse, se saisit d'une sacoche et en fouilla le contenu. C’est alors qu’elle pointa son regard sur les deux autres, les invitant à en faire de même.

Chacune des deux conscrites obéirent, se saisissant des sacoches restées au sol. Rohini, plutôt craintive et inquiète, se retourna vers Saranyù, comme pour attendre une autorisation.

Ce fût Dhûmornâ qui prit la dernière besace qui gisait au sol et en extirpa le contenu, sans attendre l'aval de Saranyù. Elle en sortit un papier roulé, estampillé d’un cachet de cire. Lorsqu’elle déploya le rouleau, elle put lire les mots « Réquisitionner Dormal Gaston » inscrit en lettres gothiques.

Elle releva la tête vers ses deux collègues, qui avaient, elles aussi, ouvert leur musette, pour y découvrir, le même type de rouleau de papier sur lequel figurait le nom d’une personne.

Les trois nouvelles recrues ignoraient tout de ces bouts de papier.

L’incompréhension se lisait dans leurs yeux.

Rohini prit la parole en premier.

— Sur mon papier il est écrit « Réquisitionner Gayat Louis ». Elle prononça sa phrase avec une intonation qui montrait aucun intérêt.

— J’ai le même genre d’écrit que toi. Mais le nom est différent. Moi j’ai «Réquisitionner Permou Léon». Mais qui sont ces gens ? Qu'est ce que ça veut dire réquisitionner ? ajouta Saranyù.

Saranyù, elle qui aimait tant à prendre des initiatives, était tout aussi désemparée que ses sœurs.

Au moment où Dhûmornâ livra elle aussi, à voix haute, le nom qui se trouvait inscrit sur son feuillet, toutes trois furent instantanément transportées, au-dehors, sous une pluie fine.

C’est d’abord des coups de feu non loin d’elles qui attirèrent leur attention. Instinctivement, elles baissèrent la tête et s’accroupirent pour se protéger.

C‘est alors qu’elles découvrirent leur environnement. Elles venaient d'apparaître dans un bois. Celui-ci jouxtait un terrain aussi défoncé que s’il avait été labouré par une charrue géante et où plus un seul arbre n'avait survécu, l’herbe avait été depuis longtemps recouverte par la terre qui retombait en pluie chaque fois qu’un nouvel obus explosait sur la zone.

De chaque côté de ce no man’s land, des soldats tentaient de troquer leur vie à celle de leur adversaire avec un fusil qui n'obéissait pas à chaque fois.

La pluie tombait sans discontinuer sur ce paysage sinistre et mélangeait la terre au sang. La boue gluante enterrait des soldats perdus dont le froid avait paralysé leurs membres et endormi leur esprit.

Le visage des trois filles ruisselait de pluie et leurs cheveux longs étaient détrempés. Elles ne ressentaient pourtant ni le froid, ni la pluie, ni la désolation.

Des tirs de fusils un peu plus proches les firent sursauter.



1914.
La première guerre mondiale venait d’éclater. Et leur premier travail allait consister à réquisitionner les soldats qui perdaient vie et espoir dans les tranchées de la mort.

Leur labeur dura quatre longues années où elles s'entraînèrent à procéder de la manière la plus rapide, la plus froide et la plus dénuée de sentiments. De véritables machines à tuer.

Un jour, leur musette usée disparut.

C'est une sacoche de cuir qui remplaça leur fourre-tout élimé. A l'intérieur, pas de rouleau épais de parchemin mais un petit carnet à spirale. Tous les jours de nouveaux noms apparaissaient sur les pages vierges. Tous les jours les trois filles réquisitionnaient.

Au fil du temps, des mois, des années, les dévouées devinrent de très efficaces procédurières. Elles réquisitionnaient homme, femme, enfant sans considération aucune pour les être humains auxquels elles ôtaient la vie, mais avec une rigueur appliquée à bien faire leur travail.

C'est à ce moment là qu'elles se séparèrent, pour tenter d’avoir une existence à part entière, en tout cas la plus proche possible de l'ordinaire.

Dhûmornâ, rejoignit le sud de la France tandis que ses « sœurs » prenaient la direction opposée. Rohini et Saranyù s’installèrent, ensemble, dans un grand appartement, à Paris. Et la distance éloigna Dhûmornâ petit à petit de ses sœurs de misère.

Lorsque Dhûmornâ se retrouva seule dans sa nouvelle vie, elle opta pour changer son prénom, trop exotique à son goût. Un plus ordinaire lui permettrait de se fondre plus aisément dans la population. Chaque fois qu’elle devait se présenter, elle devait entrer dans des explications emberlificotées pour justifier ce lourd prénom. Un plus anodin n'éveillerait plus l'attention.

Un matin, où le mistral lâchait sa furie pour effrayer les nuages porteurs de pluie, un nouveau apparu sur le petit carnet de Dhûmornâ. En belles lettres noires et régulières, le nom d’une femme s’affichait dans une calligraphie irréprochable.

Docile et rigoureuse, comme à son habitude, Dhûmornâ œuvra  au chevet de la nouvelle inscrite sur une liste qui commençait maintenant à prendre une certaine ampleur.

Le travail était simple. La vieille femme délirait déjà. Dhûmornâ lui prit la main et écouta d'une oreille distraite l'histoire que racontait cette femme. Par une chaude nuit d'été, comme on les connait près de la Durance, elle avait offert sa virginité à un marin poète. Dans le secret d'une alcôve préservée, trop amoureuse et émoustillée par ses belles paroles du matelot, elle avait discrédité son honneur, à cette époque où le risque se devait d'être calculé.

Le marin, trop impulsif peut être et trop attiré par les vastes mers à parcourir, plus sûrement, lui avait préféré le goût du sel et de l'aventure et avait abandonné la jeunette avec son désarroi et comme frêle réconfort son enfant à naître. L'opprobre qui planait sur les filles mères de ces années-là n'épargna pas cette jeune fille trop tôt devenue femme. Pour se soustraire à l'humiliation, elle épousa un brave homme en mal de descendance. Bon, mais vieux. Et qui avait accepté de sacrifier son honneur pour sauver celui de la jeune Fanny.

Dhûmornâ fut touchée par cette jolie histoire.

Alors qu'elle réquisitionnait cette madame Panisse, elle décida de s'attribuer le même prénom qu'elle.

Lorsqu’elle quitta le domicile de la femme, elle croisa dans l'escalier un vieil homme aux pommettes burinées par le soleil et le vent qui semblait bouleversé par la triste nouvelle qui ébranlait cette maison.

L'audace du destinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant