Chapitre 24 - Rodrigue, toujours pigiste à PJN

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— Salut Paul, toutes mes condoléances. Je suis désolé de tout ce qui t’arrive.

— Tout ce qui m’arrive ? Mais il ne m’arrive qu’une seule chose : l’effondrement de ma vie…

— Ecoute si je peux t’apporter un peu de consolation, ajouta doucement Rodrigue.

Paul souffla. De toute façon, il n’avait rien à faire si ce n'était d'accompagner le vase de la dépouille dans le cimetière où on aligne les morts comme des voitures dans un parking de supermarché. Maintenant qu’il était seul, il avait du temps, il n’avait même plus que ça. Il essaya de sourire. Ses coins de lèvres se relevèrent un peu, pas suffisamment pour que ce soit crédible, mais assez tout de même pour lui redonner un peu de force.

— Rodrigue, Rodrigue Bergam. Je me rappelle bien de toi. Que deviens-tu ? Toujours pigiste au PJN ?

— Et oui, toujours à PJN, mais maintenant, je suis adjoint au rédac chef . Et si tout se passe bien dans un an et demi-deux ans, je prends sa place !

Ils parlèrent ainsi du temps passé sur leurs enquêtes, les déplacements pour leurs reportages, leurs souvenirs de bons camarades.

Soudain, son ancien collègue s’aventura sur un terrain qui fit sortir Paul de ses gonds. Leurs retrouvailles amicales basculèrent lorsqu'il lui posa la question, en tournant légèrement autour du pot…

— Dis-moi Paul, qu’est ce que tu ressens là tout de suite ?

Paul n’en croyait pas ses oreilles. Avait-il bien entendu ? Est-ce que son ancien collègue venait bien de lui poser cette question ? Ce type d’entretien qu’il avait entendu des centaines de fois et qui chaque fois le mettait hors de lui.

Si Paul appréciait ses collègues d’investigation, il y a une chose par dessus toutes qu’il n’avait jamais réussi à comprendre et à accepter, c’était cette façon si particulière qu’ils avaient à poser les questions les plus stupides, les plus insidieuses et qui faisaient mouche à chaque fois. La recherche du sensationnel à n’importe quel prix. « Vous avez perdu toute votre famille dans cet incendie, que ressentez vous ? ».

Il se demandait comment ce genre d’interrogation pouvait venir à l’esprit d’un être humain normalement constitué. Qu’est-ce qu’on peut bien ressentir ? Il faut savoir que ce n’est pas le contenu de la réponse que le journaliste attend, il s’en moque bien. Tout ce qu’il veut c’est obtenir du spectaculaire. Les auditeurs apprécieront, trouveront cela saisissant, triste, poignant. Le retentissant sera là, l’audience grimpera, et l’interviewé pleurera. Le cocktail sera une réussite.

La prière du journaleu, son nom c’est l’audimètre. Faites qu’il grimpe au plus haut des cieux que sa popularité l’extasie, que le public communie, que l’audience l’emporte, que l’audimat le bénisse…

Quant aux humains qui ont fait, font ou feront les frais de la prière du cracheur de venin, eux ils ne comptent pas, ils sont la partie insignifiante, le dommage collatéral.

Et comme si cette malveillance n’était pas suffisante, comme si l’indécence n’avait pas encore été à son summum, ils écorchent la langue française et effectuent des liaisons inappropriées. Comme ces « ils sonte », parce que oui, dans la langue des journalistes, on prononce toutes les lettres, dont le -t- de ils sont.

Et voilà qu’un de ses ex-confrères se permettait de venir lui faire le coup du « et qu’est ce que vous avez ressenti ? ». Il n’en revenait pas que Rodrigue puisse lui faire ça.

La haine que Paul dissimulait comme un désespéré depuis le début de l’après midi trouva ici son exutoire. Il s’approcha alors tout près de son ancien collègue, posa sa main sur son épaule pour qu’il ne puisse pas reculer et lui envoya son poing sous la mâchoire. Rodrigue n’avait pas un seul instant soupçonné ce qui allait se passer. Lorsqu’il vit les jointures blanchies des doigts crispés de Paul, il était déjà trop tard.

L’uppercut frappa la mandibule et Rodrigue ne put esquiver le mouvement brusque. Sa mâchoire se referma si fort sur les dents du haut, qu'une molaire éclata sous la pression.

Projeté sur le derrière, Rodrigue dévisagea Paul, une main sur son menton en guise de soutien à ses maxillaires. Il ne comprenait pas pourquoi son pote venait de lui envoyer son poing en pleine figure.

Paul le considéra un instant, apprécia le sang qui dégoulinait entre ses doigts, puis lui cracha :

— Voilà ce que je ressens, tu noteras que comme je n’arrive pas à mettre des mots dessus, j’ai préféré y mettre le geste, c’est aussi pour que tu ressentes mieux… toi aussi.

Puis il tourna les talons et sans se retourner, il lança un "à jamais !" à un Rodrigue dépité.

Sa colère, due à l’injustice qu’il vivait, se trouva ainsi et malgré lui un peu calmée par cet intermède. Elle lui permit tout de même de plaquer un faux sourire sur son visage.

Il retrouva ses parents qui l'attendaient près de la voiture et se dirigèrent ensemble vers le cimetière.

L'audace du destinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant