Chapitre 33 - ce logiciel défaillant

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Les filles comme Fanny étaient réparties un peu partout sur la planète, sur chaque continent, dans chaque pays et dans chaque ville. Une fois par mois, se tenait un Rassemblement qui regroupait toutes les adeptes d’une même région et auquel elles se devaient de participer. Pour Fanny, le jour J était arrivé.

Devant la porte du Rassemblement, elle vit deux de ses prosélytes habillées de noir. Elle s’approcha et leur sourit.

—  Bonjour Saranyù, bonjour Rohini, articula Fanny.

—  Bonjour Dhûmornâ, lui répondirent-elles en ouvrant leurs bras pour la serrer sur leur cœur.

Dhûmornâ était le vrai prénom de Fanny. Fanny n'était qu'un pseudonyme, juste pour passer davantage inaperçue parmi les humains.

Dès que les dévouées étaient intronisées « Yamunâ », c'est-à-dire divinité de Yama, elles pouvaient se choisir, si elles le souhaitaient, un prénom humain pour exercer. Fanny, elle, avait choisit celui d’une de ses clientes, c'était il y a bien longtemps, juste après la première guerre mondiale.

L’habituelle bonne humeur de Saranyù et de Rohini semblait en berne, tout comme leur tenue d’ailleurs, car elles étaient connues pour porter les vêtements les plus excentriques de toute la confrérie. Là, leur robe noire, qui dissimulait plus qu’elles n’habillait leur corps amplifiait la pâleur de leur visage.

Saranyù et Rohini étaient, de toutes les dévotes, les plus sûres d’elles. Mais aujourd’hui, elles n’arboraient pas la même assurance qu’à leur habitude. Elles n’avaient pas le verbe haut et ne riaient pas à gorge déployée. Fanny, dont l'aisance était bien en deçà de la leur, avait eu le tort de penser qu’elles lui apporteraient du réconfort, mais la situation semblait plutôt mal partie.

Elle resta quand même à proximité pour écouter leurs doléances. Les deux sœurs se plaignaient d’un défaut de logiciel de leur téléphone. La grossière erreur n’était donc pas de leur fait. Les vingt deux âmes réquisitionnées à tort ne devaient pas leur être reprochées…

Franchement inquiètes du déroulement de la cérémonie à venir, elles ne cessaient de répéter que c’était bien les noms des enfants qui étaient apparus sur leur téléphone et pas celui du chauffeur.

Cette histoire de logiciel défaillant intéressait Fanny.

Depuis que Yama et Swarga s’étaient parlé et qu’il y avait, comme disaient les filles, « le feu au Temple », les deux mystiques avaient perdu leurs certitudes ; c’était leurs mots. Fanny de plus en plus intéressée s’enquit de savoir ce qui s’était passé exactement pour que Swarga se mêle de leurs affaires.

Swarga était le Dieu du Paradis et il n’avait pas l’habitude d’interférer avec les affaires de Yama, Dieu de la Mort. Il devait donc se tramer quelque chose de très important, voire de grave.

Saranyù disait qu’elles seraient sûrement blâmées sévèrement, ou peut être interdites de « procéder ». Fanny entra alors dans la conversation pour se faire confirmer ce qu’elle avait cru comprendre.

— Vous avez eu un problème avec vos téléphones ? demanda-t-elle, fort intéressée.

— M’en parle pas, nos derniers clients étaient les élèves d’une classe de primaire. On a fait notre travail et finalement on a eu un rappel à l’ordre des sbires de Yama. Il paraissait qu’on avait fait une bêtise, qu’en fait il s’agissait de réquisitionner le chauffeur… Tu te rends compte ? Il y avait vingt deux écoliers dans ce bus…

— Vous avez réquisitionné vingt deux enfants à la place d’un adulte ? insista Fanny.

— Quoi ! Toi aussi tu crois qu’on l’a fait exprès ? C’est ce qui était dans le portable. C’était écrit. Tu crois qu’on aurait changé les destins comme ça ?

— Non, non, bien sûr, vous n’auriez aucune raison de faire ça, les rassura Fanny.

Cette information était du pain béni pour Fanny.

Rohini et Saranyù étaient des filles trop appliquées pour ne pas avoir fait leur travail correctement. Elles devaient être dans le vrai, il devait donc bien y avoir eu un problème de logiciel…

Voilà qui allait peut être la sauver. Elle aussi pourrait dire que le nom qui s’était affiché était celui d'Emilie Duchêne et non celui de Paul Carmin, et ainsi l’affaire serait réglée.

Fanny respirait mieux, ses deux consœurs venaient peut-être de trouver la solution à sa détresse.

Cette panne de logiciel était inespérée. Mais si Yama avait été rappelé à l’ordre par Swarga, il n’allait pas être clément et elles devraient être en mesure de prouver leurs dires. Etre élues de Yama n’avait pas que de bons côtés. L’inquiétude grandissait dans les rangs.

Une clochette au son très aiguë vint tinter trois fois invitant les adhérentes regroupées autour de l'édifice, à converger vers le Temple. Avant de pénétrer dans l’enceinte, elles s'enroulèrent toutes, dans un même mouvement, avec un long foulard bleu nuit.

A l’intérieur, un silence lourd interdisait la moindre parole, le moindre chuchotement. Toutes les femmes spécialement parées de leur foulard pour l'occasion, avançaient en file indienne et vinrent prendre place de chaque côté de la table centrale, sur les poufs alignés. Elles s'installèrent toutes, face à la statue de trois mètres de haut, qui les toisait depuis l'estrade. Le visage bleu nuit de l'icône adorée était encore plus impressionnant que des lumières étaient braquées vers lui et mettaient en relief sa tête de buffle et ses deux bras munis pour l'un, d'un gourdin en forme de fémur surmonté d'un crâne, et pour l'autre d’un nœud coulant.

Lorsque tous les poufs eurent trouvé leur pensionnaire, la clochette retentit à nouveau invitant à une séance de méditation. Elles restèrent ainsi dans un silence de plomb jusqu'à ce que le tintement de la clochette mette fin à leur recueillement.

Yama se présenta devant elles.

Les filles ne respiraient plus. Le silence était tel que l’espace d’un moment, même les oiseaux ne volaient plus au-dessus du Temple.

Yama portait sa coiffe pointue et sa pèlerine aux couleurs dorée et bleu nuit. La vision terrifiante, chaque fois, impressionnait davantage toute l’assemblée.

Soudain, un souffle circula dans le temple emplit d’inquiétude et de vénération mêlées. Yama terrorisait toujours au moment de son apparition. C’était quand même lui qui soupesait les âmes à l’entrée de la porte des Enfers !

L'audace du destinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant