Chapitre 22 - Tu en tenais une bonne hier soir

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Bougon et mal réveillé, Paul se dirigea droit vers la salle de bain et entra dans la douche sans attendre que l’eau ait chauffée. Il la laissa ruisseler sur sa tête comme si elle allait laver ses excès confus de la soirée passée. De piteuses bribes persistantes affluaient dans le désordre et se cognaient à un cumulonimbus noir porteur de tristesse : Emilie.

Emilie n’était plus et il avait beaucoup bu, pas pour l’oublier, mais plutôt pour noyer son chagrin, pour essayer d’avoir moins mal.

Alors que son bras sortait de la cabine de douche pour se saisir de la serviette de bain, sa main rencontra l’éponge épaisse et douce du drap de bain que Fanny lui tendait.

Toute l’eau de son corps dégoulina sur le sol et inonda le tapis de bain. Tient ! ça, c’était un truc qui énervait Emilie, pensa-t-il. Au moment où il déplia la serviette pour se sécher, il découvrit Fanny, appuyée contre les lavabos, en train de le contempler. Il cacha tout ce qu’il put de son anatomie avant de beugler :

— Mais vous faites quoi ici vous ? toi ?

Il ne savait plus bien ce qu’il faisait ou disait. La douche n’avait pas duré assez longtemps, et tous ses neurones étaient secoués comme dans un sac de lettres de scrabble.

Fanny ne prit pas ombrage et afficha un beau sourire en réponse à cette réflexion à l’opposé de leur soirée de la veille. Elle rit même de bon cœur et rajouta :

— Oh la la, toi, tu en tenais une bonne hier soir. T’as pas un peu zappé quelques épisodes ?

Paul scrutait Fanny de la tête aux pieds. Elle portait, en guise de peignoir, sa longue chemise grise qui lui descendait sous les fesses. Ses pieds nus étaient plantés dans les mèches hautes du tapis de bain. Elle était chez elle.

Paul la dévisageait comme s’il la voyait pour la première fois. Abasourdi par la tenue de la demoiselle, qui, dans sa propre salle de bain, faisait se volatiliser toutes les excuses auxquelles il voulait désespérément croire.

Il la fixa une dernière fois, fini de se sécher et articula, plus pour lui-même que pour elle, mais à voix haute tout de même :

— Bon, là il me faut un café fort !

Fanny ne mouftait pas.

Il noua sa serviette autour de ses hanches avant de quitter la pièce d'eau sans montrer le moindre intérêt pour la jeune femme et se dirigea vers la cuisine, plantant là celle qu'il considérait comme inappropriée en ce lieu.

— Je l’ai déjà préparé, il t’attend… tout chaud… dans la cuisine…, dit Fanny alors qu’elle suivait ses traces humides sur le sol.

Ce café du matin lui rappelait les mauvais coups de fils qui s’étaient déchaînés ces derniers jours. Le téléphone. Où était son téléphone ?

Il abandonna son mug sur la table, les sourcils froncés en signe d'inquiétude et partit à sa recherche sans mot dire.

Il retrouva dans le couloir sa veste oubliée sur le sol, en tas, une manche à l’endroit et l’autre à l’envers. Le puzzle de la soirée se recomposait fragment par fragment. Il la ramassa et en fouilla les poches à la recherche de son portable. Heureusement, il était toujours là. Douze appels en absence. Trois messages vocaux enregistrés. Tous venaient des parents d’Emilie.

Un peu désorienté et inquiet, il effleura la touche « Répondeur » : Vous avez trois nouveaux messages ; message reçu le …

« Paul, c’est Lorène, la maman d’Emilie. Je suis inquiète Paul où es-tu ? Ne va pas faire de bêtise surtout… Paul, nous avons la date pour les obsèques d’Em… »

Les paroles se noyèrent dans un énorme sanglot. Le répondeur enregistra le bruit d’un nez que l’on mouche puis les bips rapprochés d'une tonalité d'appel raccroché.

Message reçu le …
« Excuses moi Paul, je n’y arrive pas, c’est trop dur ».

La voix, trop chevrotante, ne s’exprima pas plus longtemps.

Bip. Message reçu le … Cette fois il s’agissait du père d’Emilie :
« Paul, les obsèques de ma fille auront lieu demain à quatorze heures au crématorium Sainte Jeanne. Soit à l’heure Paul. Courage. Je t’embrasse».

La voix masculine du père d’Emilie se voulait sûre d’elle mais les trémolos, qui ponctuaient chaque mot, donnaient d’une sonorité étrange dont la raison était claire.

Quatorze heures ! Mais quelle heure était-il ?

12h55 clignotait sur le micro ondes.

Voyant cela, la panique s’empara de Paul. Il ne pouvait être en retard à son dernier rendez-vous avec Emilie.

Et puis ses parents ne le lui pardonneraient pas. Et ses parents à lui ? Etaient-ils prévenus ?

"Hello darkness my old friend, I've come to talk with you again, because a vision softly creeping left its seeds while I was »

C'est fou comme deux jours, hors de son environnement habituel, avaient éloigné Paul du souvenir du manque d'Emilie, de la présence étrange de Fanny, de sa vie quotidienne…Paul écoutait les paroles de la chanson qui annonçait un appel entrant.

Ces paroles, tellement en adéquation avec lui. Etait-ce pour cela qu’il aimait tant cette chanson ? Perdu dans ses pensées, il s’ébroua et décrocha.

— Oui allo ? … Maman ? … Oui c’est ça, quatorze heures. … Merci maman, à tout à l’heure.

Fanny l’avait suivi jusque dans la cuisine. Elle avait cependant revêtu ses vêtements ternes et se tenait un peu à l’écart comme si elle sentait que la situation pouvait se dégrader d’un instant à l’autre.

Paul reposa le téléphone en même temps qu’il la fusillait d'un regard noir. Il lui restait peu de temps pour finir de se préparer et se rendre au crématorium. Il toisait Fanny lorsque celle-ci prit la parole :

— Je sais, j’y vais, on se retrouve plus tard, dit-elle.

Aussitôt dit, aussitôt fait, elle fit le tour de la table, déposa un baiser sur la joue aux poils hirsutes de Paul et partit, sans attendre de réponse. La porte d’entrée claqua et préserva Fanny des misérables mots que Paul était sur le point de lui jeter à la tête.

Les évènements s’étaient sans doute déroulés trop vite pour lui. Il n’avait pas réagi aux agissements de la jeune obèse qui vaquait comme s’ils partageaient le même appartement. Et puis il ne comprenait pas pourquoi elle était là, ou encore pourquoi elle était restée…

Le temps filait à toute allure. Maintenant que l'importune personnalité avait débarrassé le planché, il reprit la direction de la salle de bain. Il n'avait plus une minute à perdre.

L'audace du destinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant