Chapitre 50 - Maigrichonne et sauvage

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D'aspect frêle et presque maladif, Fanny passait son temps à lire sous le cerisier ou sous le tilleul devant la maison, elle y appréciait le calme et la douce chaleur du début de l'été.

Elle n'était rentrée que depuis quelques jours que déjà elle eut vent d'une délégation, formée par ses voisins les plus proches, pour venir rencontrer son père.

Ils avaient une affaire de la plus haute importance à traiter...

Le soleil cognait les volets, les stridulations des sauterelles se fondaient avec les assourdissants grillons qui craquetaient dans les hautes herbes. La saison des fenaisons s'approchait. La chaleur était étouffante, mais on avait demandé à Fanny de garder les chèvres dans le petit près derrière la fermette, ce qu'on ne lui ordonnait que très rarement.

Curieuse de savoir pourquoi on l'éloignait ainsi de la maison, elle délaissa un peu ses biquettes pour surveiller l'arrivée des voisins.

Elle avait détaillé le père et le fils qui marchaient devant, puis la mère, d'un pas plus lent, plus lourd, quelques mètres derrière.

Tous avaient revêtus leurs habits du dimanche, les hommes avaient gratté les bouses sous leurs sabots de bois et avaient peigné leurs cheveux avant de réinstaller leur casquette sur leur tête. La mère, elle, avait juste enlevé l'infâme tablier délavé qui cachait sa robe.

Le voisin avait salué le père de Fanny d'une poignée de main ferme et soulevé sa casquette entre deux doigts en marque de bonjour en direction de sa mère, puis s'était assis à la table de la cuisine.

Les deux femmes, elles, s'étaient entendues pour servir le café qui attendait dans la grande cafetière bleue et blanche en métal émaillé.

Fanny fut promise en mariage à Eugène, fils des voisins de ses parents, en échange d'un troupeau de douze belles génisses au pelage marron et au mufle rose pâle.

L'affaire était bonne. Les deux parties s'en sortaient bien.

Du côté du troupeau de vaches, on espérait qu'un héritier sortirait du ventre de Fanny. Du côté des vendeurs, on se débarrassait d'une bouche de plus à nourrir et de mains inutiles, en échange d'une grosse manne financière.

Les hommes avait longuement parlementé alors que femmes, qui n'avaient pas le droit à la parole, s'envoyaient des œillades régulières et complices.

Un peu plus tard, alors que le soleil déclinait sa gamme de rouges, d'orange et de pourpre, Fanny avait pu observer les deux hommes se serrer une main solide et rugueuse. Une poignée de main qui dura longtemps. Ce fut en tout cas l'avis de Fanny, qui ne perdait pas une miette de ce qu'elle voyait.

Lorsque l'homme lâcha enfin la main de son père, il tapa dans le dos de son fils et tourna les yeux vers l'extérieur comme s'il sentait que Fanny les espionnait, non loin de là.

La mère de Fanny les yeux embués enfonçait dans les poches de son tablier le mouchoir qui venait de lui essuyer la bouche.

Pas un seul instant Fanny n'avait, ne serait ce qu'imaginé, ce qui pouvait se tramer dans cette cuisine aux volets clos, pour préserver le secret autant que pour conserver la fraîcheur.

Pourtant, au moment du repas du soir, Fanny découvrit les us et coutumes de la société d'alors à travers l'inhumanité de ses parents.

Elle posait les assiettes creuses sur la table quand le maître de maison, sans lever un œil sur sa fille, lui lâcha qu'elle allait épouser Eugène, le fils du voisin.

Fanny sentit le sol s'effondrer sous ses pieds. Jamais elle ne pensait pouvoir vivre avec un homme pour lequel elle n'avait pas d'amour. Jamais au grand jamais elle n'avait vu cet homme comme un éventuel prétendant, car Eugène, le fils, semblait aussi vieux que le père. Elle échappa les assiettes qui se fracassèrent sur le sol de la cuisine.

Le bruit des éclats de faïence qui venaient de s’éparpiller partout autour de la table fit relever la tête du père. Ses yeux mauvais parlèrent pour lui. Fanny qui savait qu'elle n'avait pas droit à la parole, baissa les yeux, courba le dos dans l'attente de la remarque acerbe qui n'allait pas manquer de sortir d'entre les dents de son géniteur et de la main qui allait s’abattre sur son dos.

— Si tu n'avais pas été une fille, on n'aurait pas été obligé de faire ça !

Fanny n'en croyait pas ses oreilles. Ce devait être une erreur.

Elle risqua un "mais père, vous..."

— La décision est prise, tu feras ce que j'ai dit, coupa-t-il.

Fanny referma sa bouche restée bée. Comment ses parents pouvaient-ils la donner en pâture à un homme dont la répugnance qui émanait de lui était si irrespirable ?

Et pourtant, la semaine suivante, le même manège se reproduisit. Mais cette fois, Fanny dû assister au rendez-vous. Pour l'occasion, on lui demanda même de porter sa plus belle robe.
Lorsque la délégation des voisins entra dans la pièce principale on lui présenta son futur mari, un homme vieux et repoussant. Le fils des voisins avait bien quarante ans, soit presque le double de l'âge de Fanny.

L'audace du destinOù les histoires vivent. Découvrez maintenant